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Quelles sont les raisons qui nous poussent à agir ?

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Étudiante en Master de Philosophie à l'Université de Nantes.
Quelles sont les raisons qui nous poussent à agir ? Posted on 3 août 2020
Étudiante en Master de Philosophie à l'Université de Nantes.

Quel est le rôle du désir ?

Dans une telle approche de l’intellectualisme, Socrate ne laisse aucune place, et aucun rôle, aux désirs, aux passions et aux appétits. Il nous paraît pourtant presque évident de dire que ce sont nos désirs qui nous poussent à agir de telle ou telle manière. Or, selon la tradition platonicienne de l’agir, c’est la raison, ainsi que la connaissance, qui tiennent le rôle de guide dans nos actions. Dans ce cas, n’y a-t-il pas une possibilité qui nous conduirait à désirer mal agir ? Par exemple, un assassin ne sait-il pas que tuer est un mal en soi et que son action de tuer est ipso facto mauvaise ? Ou encore, avec un exemple du quotidien, je sais que je vais mal agir si je finis entièrement la boite de gâteaux, mais je le ferai tout de même. Les désirs personnels de l’agent, dans ces exemples, semblent prendre le dessus, et détrônent la raison de son rôle premier. Personne ne désire le mal, et s’il s’avère qu’un agent accomplit une mauvaise action, son but final n’était pas réellement un mal, mais un bien. En effet, l’agent effectue une erreur de jugement sur ce qu’il pensait être un bien. Socrate va alors parler d’un désir rationnel, à savoir un désir qui va s’adapter à la croyance de l’agent sur ce qu’il pense être le mieux pour lui. Par conséquent, mal agir de manière volontaire apparaît comme étant impossible : il s’agirait simplement d’une erreur de parcours, d’un défaut de connaissance.

Néanmoins, Brickhouse et Smith ont à cœur d’attribuer aux désirs un rôle plus capital, et ils comptent le faire à partir de l’œuvre platonicienne même. En effet, dans La République IV (plus précisément en 435c), Socrate envisage une cité parfaite, qui serait divisée en trois catégories, elles- mêmes fondées sur la tripartition de l’âme humaine. En effet, l’âme est divisée selon trois parties distinctes : la partie désirante (du grec ancien ἐπιθυμία, épithumia), la partie dite « colérique » (du grec ancien θυμός, thumos) et enfin la partie rationnelle (du grec ancien λογιστικόν, logistikon). Socrate et Platon restent sur cette même logique : la raison dirige l’âme humaine, c’est elle qui doit prendre le pouvoir sur les deux autres pour accéder à la connaissance, au bien et à la sagesse. Quant aux deux autres parties, elles doivent être éduquées, dominées par la raison. Il s’agira donc de dépasser le niveau des désirs, des passions et des appétits, afin d’atteindre notre rationalité et ne jamais s’en détacher. Pour ce faire, l’éducation semble être le moyen le plus efficace. De plus, Brickhouse et Smith trouvent dans l’Apologie de Socrate une preuve que nous ne pouvons nier l’importance des désirs. Selon ses dires dans ce texte, Socrate affirme que c’est la colère qui pousse ses accusateurs à agir de la sorte : c’est donc une passion, la colère, qui prend le dessus et détrône la raison.

Par conséquent, des désirs (tels que la vengeance par exemple), des passions et des appétits (comme la colère, la peur et la honte) peuvent influencer notre façon d’agir. Il y a donc un réel pouvoir attribué à la psychologie de l’agent, néanmoins c’est un pouvoir qui est mis en retrait contrairement à celui que Socrate confère à la raison. C’est donc en particulier sur cette question du rôle du désir sur nos actions que l’intellectualisme socratique et la psychologie morale en viennent à se confronter. L’entre-deux serait de dire que :

« [Les appétits et les passions] motivent l’agent en influençant la manière dont la raison opère, plutôt que de fonctionner indépendamment de la raison. »

BRICKHOUSE T.C. et SMITH N.D., Socratic moral psychology, p.144 (ma traduction ici).

La volonté : cas de l’akrasia

Si nous reprenons nos exemples, en particulier celui où nous succombons aux délicieux gâteaux, il s’agit là en réalité non pas d’une mauvaise action, mais bien plutôt d’une faiblesse de notre part. En effet, dans les cas où nous faiblissons, comme par exemple en dévorant ces gâteaux, ou encore en allant acheter un paquet de cigarette, il est manifeste que nous n’agissons pas en vue de ce qui est le mieux pour nous, nous n’y trouvons au final aucun intérêt positif. Ces cas vont donc à l’encontre d’une règle centrale de l’intellectualisme socratique (celle du prudentialisme) : « l’agent n’agit jamais à l’encontre de ce qu’il sait être le mieux pour lui, ou même à l’encontre d’une croyance de tout ce qui est considéré simultanément sur ce qui est le mieux pour lui ». Règle qui, selon Brickhouse et Smith, s’oppose au sens commun, ce qui constitue donc un socle pour leur critique de l’intellectualisme socratique. Il existe une notion étudiée dans les dialogues platoniciens pouvant partiellement répondre à de telles affaiblissements de la raison, celle de l’akrasia(du grec ancien ἀκρασία), souvent traduite par « faiblesse de la volonté ». L’akrasia serait donc la réponse aux mauvaises actions : un moment de faiblesse où nous agissons dans l’erreur, où nous confondons le bien et le mal. Selon l’intellectualisme éthique, il s’agit d’une erreur cognitive : la raison est dépassée par les passions, il fait preuve d’un défaut de connaissance et se trompe sur ce qui est vraiment bien pour lui.

Ainsi, il nous apparaît comme impossible de mal agir volontairement. Soit il s’agit d’une faiblesse de notre volonté, soit il s’agit d’une erreur cognitive, où les frontières entre bien et mal sont floues. Mais est-ce une impossibilité apparente ou bien est-elle réelle ? En effet, il est légitime de se demander si une personne souffrant d’addictions, par exemple, agit volontairement mal, en ayant pleine conscience que fumer, ou boire, ou encore se droguer, n’est pas dans son intérêt personnel et ne mène probablement pas à la vie heureuse, l’eudaimonia ultime. Encore une fois, il s’agit d’un cas très précis, mais c’est grâce à ces cas-là que Brickhouse et Smith soulignent les limites de l’intellectualisme éthique : le sens commun, les cas concrets du quotidien, prouvent qu’il est possible que des agents réalisent volontairement de mauvaises actions. Cependant, les motifs de santé, de bien-être, de justice, d’altruisme, et nous en passons, ne sont plus suffisants et ne sont plus pris en considération. Comment l’expliquer ? La psychologie morale l’explique à l’aide de la nouvelle place attribuée aux désirs : nos appétits et passions reconsidérés, comme nous l’avons vu plus haut, puisqu’il est manifeste qu’ils prennent parfois le dessus et détrônent la raison, nous guidant alors dans nos choix d’actions. Le désir de fumer est donc à un certain moment plus fort que celui de la santé de nos poumons et de notre corps, le désir de se venger est parfois plus important que le pardon qui semblerait plus raisonnable. Ici, il est donc possible de mal agir volontairement, en pleine conscience de nos actes, et c’est expliqué par la psychologie morale et sa théorie des désirs.

Les réponses apportées par Platon ne sont donc pas toujours suffisantes. Peut-être qu’il y a des cas, nombreux, où nous agissons mal par ignorance. Il est flagrant que nous agissons mal en pensant bien faire, sur ce point l’intellectualisme éthique a raison : il s’agit d’une erreur cognitive où les désirs, les appétits et les passions prennent le dessus, la raison faisant preuve d’akrasia. La psychologie morale le reconnaît également : il s’agit du pouvoir de l’apparence : pouvoir qui exerce sur la raison une réelle influence, nous entraînant à commettre des erreurs de jugements. Néanmoins, il est tout aussi manifeste que nous agissons mal volontairement, en étant conscient que notre action n’entre pas dans notre intérêt personnel et ne nous permettra pas d’atteindre l’eudaimonia. Nos croyances et nos jugements concernant le bien sont parfois faussés, et ainsi nos actions le seront aussi par défaut de connaissance.

L’intellectualisme éthique est un vrai socle pour la pensée de la psychologie morale, mais cette dernière vient, d’une certaine manière, assouplir le strict intellectualisme éthique, elle vient brouiller les frontières en ajoutant des cas communs manifestes qu’il est nécessaire de prendre en compte, tout en prenant pour socle la force de l’esprit vertueux platonicien (celui du sage en particulier). La connaissance du bien et l’eudaimonia ne sont donc à ce jour plus suffisants pour expliquer nos motivations à agir. La mise en lumière des désirs, et des subtilités du caractère volontaire de nos actions, permet un approfondissement, une restauration contemporaine de l’intentionnalité platonicienne.


Sources

  • BRISSON L. (sous la direction), PLATON : œuvres complètes, Paris, édition Flammarion, DL 2008, 2016.
  • BRICKHOUSE T.C. et SMITH N.D., Socratic moral psychology, Cambridge University press, 2010.

Étudiante en Master de Philosophie à l'Université de Nantes.

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