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Alfonsina Storni : un héritage au-delà de la poésie

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Alfonsina Storni : un héritage au-delà de la poésie Posted on 3 novembre 2021

« Alfonsina y el Mar ». La douce voix de Natalia Lafourcade doublée d’un clip en noir et blanc dans lequel une femme chorégraphie son désespoir en bord de mer me transportait une première fois dans un univers dont j’ignorais tout. Et quelle fût ma surprise lorsque je découvris que cette chanson datait en fait de 1969! À l’écoute de la version originale de l’iconique Mercedes Sosa, me voilà transporté une seconde fois dans un univers dont j’ignorais tout, sauf ce nom. Qui était cette Alfonsina qui traversait les époques tel un souvenir indélébile?

Buenos Aires, nouvelle ère.

Buenos Aires, 1910. L’Association des Universitaires Argentines organise le tout premier Congrès féministe de l’histoire de l’Amérique latine. Il faut dire que le sous-continent connaît des mouvements sociaux d’envergure au tournant du XXè siècle. L’Argentine ne fait pas office d’exception, bien au contraire : grève des employées domestiques de Buenos Aires en 1888, des ouvrières du tabac en 1896, des ouvrières de la Compagnie générale des allumettes en 1906, et bien d’autres… Le caractère nouveau de ces luttes est bien la participation majeure de la composante féminine à chacune d’entre elles. Souvent à l’instigation de ces mouvements, ces femmes appartenant à la classe dite « laborieuse » ouvrent un champ réflexif nouveau qui aboutit à ce premier Congrès féministe.

Celui-ci est le théâtre d’une rencontre entre femmes venant de plusieurs pays d’Amérique latine, lui conférant une dimension internationale. Les prises de paroles se succèdent et des objectifs sont établis autour de trois piliers majeurs:

  • Créer du lien entre toutes les femmes du monde.
  • Rassembler les femmes venant de tout milieu sociale autour de l’éducation et de « l’instruction féminine ».
  • Modifier le statut des femmes en améliorant leur condition tant dans la sphère domestique que professionnelle.

Tenu indépendamment d’une quelconque initiative étatique, le Congrès compte sur les diverses associations de femmes ayant émergé dans tout le pays et au-delà des frontières argentines pour diffuser ses idées. Désormais, les femmes ont une sorte de charte très claire à faire valoir et à promouvoir. Leurs voix peuvent s’unir et faire corps pour exister politiquement.

C’est dans ce contexte bien spécifique qu’arrive Alfonsina Storni à Buenos Aires, en 1912. Un contexte auquel elle va prendre part activement. D’abord malgré elle, par son expérience de vie et son statut de mère-célibataire qui lui vaut automatiquement le regard discriminatoire d’une société alors machiste et fondée autour de principes éminemment patriarcaux. Mais surtout très consciemment, par sa poésie et ses tribunes journalistiques qui offrent un panorama très clair du féminisme qu’elle porte.

La naissance d’une louve

Photo tirée de la miniature de la vidéo YouTube « La loba Alfonsina Storni », Lorena Fernandez.

Dès 1916, Alfonsina Storni publie son premier recueil de poèmes : La Inquietud del Rosal (l’inquiétude du rosier). Au-delà d’un succès relatif, cette publication lui offre de rejoindre les sphères intellectuelles du pays. C’est notamment le cas pour le collectif d’auteur.e.s Anaconda, dirigé par celui qui deviendra l’un de ses plus chers amis, l’écrivain uruguayen Horacio Quiroga.

Peut-être est-il de rigueur de s’arrêter dès maintenant sur la poésie d’Alfonsina. Rattachée au modernisme de Ruben Dario, ses principes et l’héritage de ses figures de proue se retrouvent dans la première partie des productions de la poétesse : La inquietud del rosal (1916), El dulce daño (1918), Languidez (1920), Ocre (1925), Poemas de amor (1926) d’après Cecilia Martinez. Toujours selon l’auteure de « Alfonsina y el mar » : hommage et permanence de la figure et de l’œuvre d’Alfonsina Storni », sa poésie incarne la transition vers le mouvement d’avant-garde et le post-modernisme. Sans rentrer dans des considérations éminemment techniques, la poésie d’Alfonsina Storni est transparente. Ainsi, l’on apprend beaucoup sur elle-même en lisant ses poèmes, et notamment sur sa vision du féminisme. Il est temps pour moi de vous partager mon coup de cœur en guise d’exemple : La Loba (La louve).

« Yo soy como la loba
Quebré con el rebaño
Y me fui a la montaña
Fatigada del llano.

Yo tengo un hijo fruto del amor, de amor sin ley,
Que yo no pude ser como las otras, casta de buey
Con yugo al cuello; ¡Libre se eleva mi cabeza!
Yo quiero con mis manos apartar la maleza.


Ovejitas, mostradme los dientes. ¡Que pequeños!
No podréis, pobrecitas, caminar sin los dueños
Por la montaña abrupta, que si el tigre os acecha
No sabréis defenderos, moriréis en la brecha.

Yo soy como la loba. Ando sola y me río
Del rebaño. El sustento me lo gano y es mío
Donde quiera que sea, que yo tengo una mano
Que sabe trabajar y un cerebro que es sano.

La que pueda seguirme que se venga conmigo. Pero yo estoy de pie, de frente al enemigo,
La vida, y no temo su arrebato fatal.
Porque tengo en la mano siempre pronto un puñal. »

Ce poème est merveilleux tant il transcrit très clairement – mais toujours dans le souci de la forme – la pensée d’Alfonsina Storni vis-à-vis du féminisme d’alors et des femmes de la société argentine : « Je suis comme la louve, j’ai rompu avec le troupeau, et m’en suis allée dans la montagne, fatiguée de la plaine ». Voilà Alfonsina Storni, orpheline d’un père depuis ses 14 ans et qui a du travailler très jeune dans une fabrique de chapeau pour rapporter de l’argent à sa famille. Voilà la louve, solitaire qui n’a rien à voir avec ce troupeau.

Ce troupeau en question n’est autre que la masse des femmes argentines qui épousent les mœurs de la société d’alors. Ces femmes à qui elle s’adresse directement : « Vous ne pourrez pas, pauvres femmes, marcher sans vos maîtres dans la montagne escarpée ». Celles-là même sont en opposition totale avec qui elle est, et celle que chacune devrait être, celle-là « Qui sait travailler » et qui a « un esprit sain ». Là résident deux caractères bien spécifiques de la pensée féministe d’Alfonsina Storni.

D’abord, il y a ce caractère social. La femme doit travailler, elle y voit le symbole même de l’émancipation. Pour le comprendre il faut se tourner vers ses productions journalistiques, notamment pour La Nota (1919) et La Nacion (1920-1938). Bien plus directe et explicite dans cet exercice sur les thématiques relatives à ce qu’est « Être une femme », Alfonsina Storni offre de véritables manifestes. Ainsi, elle publie dans La Nacion, un article s’intitulant « Las mujeres que trabajan » (les femmes qui travaillent).

Mais l’autre point majeur de la pensée de celle qui publie sous le pseudonyme de Tao-Lao est qu’elle considère la femme comme principale ennemie de la femme. C’est ce qu’elle exprime, conjointement avec d’autres voix de l’époque, dans des articles comme : « La mujer enemiga de la mujer » (La femme ennemie de la femme), « Quien es el enemigo del divorcio? » (Qui est l’ennemi du divorce), et bien d’autres. Alfonsina, comme Carolina Muzzilli, partent du principe que la femme est la première à former le caractère des enfants. Dès lors, si elle-même n’a pas cette conscience du statut discriminatoire qui la régit, « comment préparer des citoyens conscients? » (Carolina Muzzilli, 1910).

La poétesse, la citoyenne et la femme se confondent alors pour former une seule et même personne cohérente. Un corps, une voix, une âme laissant découvrir ses blessures dans sa poésie, ses pensées dans ses tribunes et portant haut les revendications d’une citoyenne au quotidien. « Votaremos » (Nous voterons) et « Derechos civiles de la mujer » (Droits civils de la femme) sont deux articles qui représentent ses combats en faveur des droits de la femme : celui de voter, celui de divorcer, celui de « naître libre […] avec le droit à l’exercice de sa volonté » (1919, La Nota, Alfonsina Storni).

Si elle tient pour coupables les femmes elles-mêmes c’est qu’elle ne comprend pas le manque de considération qu’elles se portent. Pour elle, les femmes sont « Las elegidas de Dios » (les élues de Dieux), elles sont « Las héroinas » (Les héroïnes), et valent bien mieux que ce que la société leur enjoint d’être. Ainsi, dans son poème La loba, elle invite chacune de ces femmes à la rejoindre dans sa montagne escarpée : « La que pueda seguirme, que se venga conmigo » (Celle qui peut me suivre, qu’elle vienne avec moi).

Alfonsina y el Mar, de la mort à l’éternité

Tout au long de son oeuvre poétique, Alfonsina Storni manie avec une agilité d’orfèvre deux images : la mer et la mort. La louve savait très bien qu’elle était amenée à mourir, ne restait plus qu’à savoir comment. Dans son poème Silencio, elle exprimait cette fatalité par l’anaphore de « Un día […] » (Un jour) enjoint d’un futur. Un jour elle allait mourir, oui. Oui mais elle finit par considérer que « La vida es una cueva, la muerte es el espacio » (La vie est une caverne, la mort est l’espace). Elle finit par désirer cette mort puisque celle-ci sera synonyme de liberté.

Quand elle apprend être atteint d’un cancer du sein, jadis incurable, Alfonsina accepte la fatalité de sa mort. Souvenez-vous les mots de son article : « naître libre […] avec le droit d’exercer sa volonté ». Alfonsina a accepté son sort, celui de mourir, mais la façon dont cela arrivera lui appartient. Dans son ultime poème, « Voy a dormir » (Je vais dormir), toujours écrit à la première personne, la poétesse annonce sa mort : « Si él llama nuevamente por telefono, le dices que no insista, que he salido » (S’il appel à nouveau par téléphone, dites-lui de ne pas insister, que je ne suis plus là ». Difficile d’affirmer avec certitude de qui elle parle, peut-être bien de son fils, Alejandro.

Toujours est-il qu’Alfonsina a décidé de s’en aller mourir. Elle passe les ultimes heures de sa vie dans un hôtel à Mar del Plata, en octobre 1938, avant d’aller se laisser emporter par la mer. Alfonsina y el mar.

De Mercedes Sosa, argentine, en 1969 à Natalia Lafourcade, mexicaine, en 2021, plusieurs sont les artistes à avoir repris Alfonsina Storni et son histoire. Au-delà des simples frontières argentines, la poétesse aura laissé un héritage inestimable à la culture, certes, mais à la société toute entière. Avec le temps, Alfonsina Storni est devenu Alfonsina ; figure d’une lutte féministe qui n’a toujours pas fourni son épilogue un siècle plus tard. Figure de toutes les Alfonsina qui ont obtenu le droit à l’avortement en décembre 2020, en Argentine, chez elle.

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