Cet article n’a pas pour but de convertir qui que ce soit ou d’imposer une façon de voir le monde. Il aspire à soulever des questions et interroger les rapports de genre et dynamiques de pouvoir.
« Men are trash ». Tout le monde a déjà vu, entendu, ou même proféré ce célèbre slogan féministe. Que signifie-t-il, vraiment, si ce n’est que nous sommes conscients que nos relations avec le genre opposé sont sous-tendues par des dynamiques de pouvoir genrées, inégalitaires et violentes ? Est-ce que tous les hommes sont trash ? Ou l’hashtag NotAllMen met-il en lumière une autre lecture des événements plus pondérée et juste ? Bien avant l’ère #MeToo, les articles Mediapart et les TedTalk, les féministes se penchaient sur la question. Certaines, même, ont offert des solutions pour palier le problème. Au risque de me répéter (mais la répétition fixe la notion), je ne suis ni en accord ni en désaccord avec le mouvement de pensée présenté ci-dessous. Il me semble simplement intéressant de découvrir un mouvement du féminisme radical à la théorie radicale pas si délirante qu’elle le laisse paraître.
Ceux qui ont lu Monique Wittig ou Adrienne Rich savent déjà de quoi traitera ce paragraphe. Les autres, accrochez vos ceintures. Vers la fin des années 1960, en pleine seconde vague de féminisme, certaines militantes radicales commencent à prôner une nouvelle façon de combattre le sexisme, bien plus catégorique dans son application que de défiler avec des banderoles : c’est la naissance du lesbianisme politique. Cette théorie prend racine au sein du féminisme radical et matérialiste. Puisqu’il me semble important de bien comprendre les enjeux d’une théorie avant d’en débattre, voici quelques définitions qui aident à la compréhension du lesbianisme politique et à ce qu’il engage. Qu’est-ce que le féminisme matérialiste ? Le matérialisme se retrouve aussi dans la théorie marxiste, il en est l’essence. C’est une théorie philosophique « selon laquelle les événements historiques sont déterminés non pas par des idées mais par des rapports sociaux ». Appliqué au féminisme, il s’oppose de facto au féminisme essentialiste qui, lui, considère que les hommes et les femmes naissent avec des caractéristiques différentes en raison même de cette différence de genre. Il s’agirait de spécificités telles que la propension féminine naturelle à ressentir de l’empathie, par exemple. Il existerait un féminin et un masculin complémentaires, entre lesquels une entente harmonieuse serait possible. Nous pouvons citer, comme promotrice de ce mouvement, Antoinette Fouque, militante féministe et grande figure du Mouvement de Libération des Femmes.
Le féminisme matérialiste, puisqu’il prend le contrepied du féminisme essentialiste, cherche l’origine du patriarcat dans une organisation sociale et une éducation genré.es. Les hommes et les femmes ne sont plus des groupes biologiques mais des classes sociales, c’est donc à travers un prisme politique et non biologique que l’on étudie les rapports de genre. Le parallèle avec le marxisme est probant ; tout comme le capitalisme organise un mode de production économique qui défavorise les prolétaires, le patriarcat met en place un mode de production domestique qui défavorise les femmes. Une lutte des classes (de genre) est donc nécessaire, ainsi que l’abolition du genre lui-même. Au problème du patriarcat, cette branche du féminisme radical propose une solution : puisque le genre, et donc la sexualité, est affaire de politique, il est possible de déconstruire son orientation sexuelle. En effet, si le genre est une construction sociale, comment affirmer que l’orientation sexuelle est innée puisqu’elle s’appuie sur quelque chose de construit ? Ainsi émerge la théorie du lesbianisme politique, qui enjoint les femmes à cesser d’entretenir l’hétérosexualité en ne relationnant plus avec les hommes. Le Leeds Revolutionary Feminist Group définit une lesbienne politique comme « une femme qui ne b**** pas les hommes », non une femme qui entretient des relations sexuelles lesbiennes. En théorie, le lesb pol enjoint donc à une absence de relations avec les hommes, non une vie sexuelle homosexuelle. Certaines femmes se qualifieront donc d’asexuelles, d’autres de bisexuelles (en se concentrant sur les relations homosexuelles), d’autres choisiront simplement le célibat.
Dans son pamphlet Lesbianism and Feminism (1971), Ti-Grace Atkinson, militante au sein du mouvement Chicago Women’s Liberation Union, écrit « le féminisme est la théorie, le lesbianisme est la pratique ». Le lesb pol a donc vocation à concentrer son travail sur les femmes et les filles plutôt que sur l’éducation des hommes, qu’il considère comme totalement extérieurs à la cause féministe et incapables d’apporter quoi que ce soit de positif au mouvement. Cela s’appelle aussi le séparatisme lesbien.
Le slogan “men are trash”, que nous retrouvons aujourd’hui au sein des luttes féministes, prend un sens particulièrement intéressant et radical chez les lesbiennes politiques. Il n’est en effet pas question de dire qu’on généralise le groupe social des hommes par souci de praticité et que certains d’entre eux sont louables. Il faut le prendre dans son sens le plus littéral, qui rejoint le déterminisme social : les hommes sont une classe sociale de genre privilégiée et, de facto, ne peuvent pas comprendre les enjeux du féminisme. Les hommes sont déterminés à avoir des comportements sexistes et problématiques par le simple fait qu’ils sont des hommes et ont grandi dans une société dont les rapports de genre s’exercent en leur faveur.
Se pose aussi la question de la pédagogie. Les femmes ont-elles un devoir, même implicite, de pédagogie envers les hommes ? Quid des féministes qui souhaitent conserver leur statut d’hétérosexuelles ? Charlotte Bunch, autrice, militante féministe américaine et professeure d’études de genre, recommande aux lesbiennes séparatistes de ne relationner qu’avec les femmes s’étant elles-aussi désolidarisées du privilège masculin. Pour la citer, « tant que les femmes bénéficient de l’hétérosexualité, reçoivent ses avantages et sa sécurité, elles sont vouées à trahir leurs sœurs, en particulier leurs sœurs Lesbiennes qui n’ont pas reçu ces privilèges ». Il s’agit donc, en plus de cesser de relationner avec les hommes, de ne choisir dans son entourage que les femmes qui ont opéré le même choix. Pas question, alors, d’accomplir un quelconque devoir de pédagogie. Une fois complètement délestées de l’hétérosexualité (et donc de la proximité avec les hommes), la charge éducative et pédagogique s’efface pour laisser place à un entre-soi sororal et politique.
Le lesbianisme politique se retrouve aussi sur la scène féministe française. Certaines militantes ont écrit des livres théorisant ce sujet en langue française. On retrouve notamment Monique Wittig, auteure de La Pensée Straight. Romancière, philosophe, théoricienne et militante féministe lesbienne française, Wittig participe à la diffusion de cette théorie matérialiste en France. Paru en 1992, son essai politise la pensée hétérosexuelle. L’hétérosexualité est aux fondements du patriarcat et l’alimente, assurant sa pérennisation ; elle alimente la binarité des genres et leur supposée complémentarité et entretient les rapports de genre que nous connaissons encore aujourd’hui. La notion de complémentarité des genres est particulièrement prégnante dans certaines œuvres littéraires datant du dix-neuvième siècle. John Ruskin, essayiste et critique d’art anglais, publie en 1865 un recueil intitulé Sesame and Lilies. Les deux parties qui le constituent, Of King’s Treasuries et Of Queen’s Gardens font état, sans surprise, des natures et devoirs sociaux et domestiques genré.es. Les hommes et les femmes étant de natures différentes, il est attendu différentes choses d’eux dans les sphères sociale et domestique. Bien qu’une critique de la masculinité victorienne y soit effectuée, il est recommandé que les femmes occupent une position de guide moral, qu’elles tempèrent ces ardeurs masculines si difficiles à contrôler sans une force tranquille (féminine, donc). C’est contre ces théories essentialistes que se positionne le lesbianisme politique. Bien loin de procurer une entente harmonieuse bénéficiant aux deux genres, l’essentialisme et son application enferment (selon les féministes matérialistes et lesbiennes séparatistes) les femmes dans la sphère domestique et les condamne à faire preuve d’abnégation au profit des hommes.
Adrienne Rich, essayiste et théoricienne féministe américaine, s’efforce justement de déconstruire et politiser les concepts de féminité et de maternité dans son essai Of Woman Born: Motherhood as Experience and Institution (1976). Bien qu’américaine, ses travaux féministes ont beaucoup d’influence en France, aux côtés du travail de Monique Wittig. La maternité, selon Rich, est une institution dont on fait le culte. Elle est présentée comme un objectif que les femmes se doivent d’atteindre, une condition si ne qua non à l’épanouissement. Ce culte de la maternité, parallèlement, pérennise ce qu’elle qualifie dans son article Compulsory Heterosexuality and Lesbian Existence (1980) de « compulsory heterosexuality » (hétérosexualité obligatoire) ou de « prescriptive heterosexuality » (hétérosexualité prescrite) et invisibilise totalement le lesbianisme. Maintenir une hétérosexualité par défaut à travers une maternité élevée au rang de culte entretient les rapports genrés et inégalitaires. Surtout, cela permet aux hommes de bénéficier d’un accès total aux femmes : leurs corps, leurs émotions, leur psyché. C’est une porte ouverte à l’abus et à la violence. Elle dit, d’ailleurs “Lesbian existence comprises both the breaking of a taboo and the rejection of a compulsory way of life. It is also a direct or indirect attack on the male right of access to women” (L’existence lesbienne comprend à la fois la rupture d’un tabou et le rejet d’un mode de vie obligatoire. C’est aussi une atteinte directe ou indirecte au droit d’accès des hommes aux femmes). Selon Rich l’hétérosexualité compulsive entraîne, donc, chez les femmes, une recherche constante de l’approbation masculine ainsi qu’une misogynie intériorisée qui pousse à correspondre aux attentes hétérosexuelles et aux injonctions patriarcales. Elle entretient le cycle de la domination masculine et l’ignorance du lesbianisme. Avec ça, aucune révolution genrée n’est possible.
En somme, qu’est-ce que le lesbianisme politique ? C’est une théorie issue d’une branche radicale du féminisme matérialiste. Reprenant l’idée que « tout est politique », le lesbianisme politique invite les femmes à politiser leurs relations intimes et individuelles au même titre que collectifs, afin de combattre le système patriarcal qui s’exerce jusque dans la sphère privée. Il n’est pas question d’injonction au lesbianisme ni aux relations homosexuelles. Il s’agit de cesser de relationner avec les hommes pour refuser catégoriquement l’oppression. L’idée de lesbianisme politique s’est ancrée durant les deuxième et troisième vagues de féminisme (donc de 1960 à la fin des années 1990) grâce à des auteures, militantes, essayistes et théoriciennes comme Monique Wittig, Adrienne Rich, Ti-Grace Atkinson ou Charlotte Bunch. Le lesbianisme politique est alors un outil visant à l’annihilation du patriarcat non pas à travers l’éducation et la pédagogie mais par le refus possible de l’hétérosexualité et des violences patriarcales qu’elle entraîne. Le focus est sur les femmes et les filles, c’est une invitation à politiser sa sexualité pour mieux la déconstruire et y trouver une échappatoire aux violences systémiques (rappelons qu’à peu près 160 femmes meurent sous les coups de leur conjoint/ex conjoint chaque année).
Afin de finir cet article sur une note militante, je me permets de partager une citation particulièrement puissante d’Audre Lorde. Essayiste, poétesse, militante lesbienne et féministe afro-américaine, elle est pionnière du mouvement féministe intersectionnel et fait des oppressions multiples son combat. Femme noire et lesbienne, elle évoque dans son article Age, Race, Class : women redefining difference (1980)la place qu’occupe le lesbianisme noir dans la société américaine : « The existence of Black lesbian and gay people was not even allowed to cross the public consciousness of Black America ». Tâchons de nous rappeler que le féminisme est intersectionnel ou qu’il n’est pas, et que les femmes de couleur sont oubliées au profit d’un féminisme blanc trop souvent bourgeois et civilisationnel.
J’écris pour ces femmes qui ne parlent pas,
pour celles qui n’ont pas de voix
parce qu’elles sont terrorisées,
parce qu’on nous a plus appris à respecter
la peur qu’à nous respecter nous-mêmes.
On nous a appris que le silence
pouvait nous sauver, mais c’est faux.
Audre Lorde
Oh joie de partager ce dimanche matin avec votre article !…. plutôt qu’avec le rituel du repassage du linge familial !!!!
Merci pour cet article fouillé et très pédagogique.