Pourquoi vais-je prendre le bus plutôt que la voiture pour aller faire mes courses ? Pourquoi vais-je manger équilibré plutôt que de commander une pizza au dîner ? Pourquoi vais-je arrêter de fumer ? Il semble qu’il y ait une raison qui se cache derrière chacun de ces choix de vie, et qui me motive à agir de telle manière plutôt que de telle autre manière. La réponse la plus instinctive serait de dire « c’est mieux ainsi ! ». Certes, mais cela entrainerait par là une seconde question : c’est mieux pour qui ? Pour la planète ? Pour ma santé ? Pour mon entourage ? Préférer une action à une autre apparaît comme une étape vers une fin visée : de cette façon, choisir telle action me rapproche de cette fin, tandis qu’une autre action m’en éloignerait, ou bien m’en rapprocherait de manière moins efficace. De là, nous pouvons nous demander : existe-t-il une fin universelle, valable pour tous et visée par tous ? ou bien existe-t-il plusieurs fins, plus ou moins importantes, plus ou moins accessibles, variant d’une personne à une autre ?
Nos actions semblent en effet poser de nombreuses interrogations, guidées par une question directrice : qu’est-ce qui nous motive à agir de cette manière ? C’est une question que nous retrouvons au sein de l’œuvre platonicienne. En effet, Socrate, personnage principal des dialogues de Platon (voir premier article : Bulle philo n°1), propose une théorie qui lui est propre en ce qui concerne nos raisons d’agir : il s’agit de la tradition de l’intellectualisme motivationnel, aussi appelé intellectualisme éthique. Il s’agit d’une doctrine selon laquelle le bien est accompli par connaissance du bien, et le mal est ainsi accompli par ignorance du bien. Ce qui nous pousse à agir, c’est la vue d’un bien à satisfaire, et pour l’accomplir il faut connaître ce qu’est le bien lui-même. S’il nous manque ce savoir, alors nous ne pourrons que mal agir. Si nous visons un bien dans notre action (comme la justice, l’altruisme, la santé…), alors nous ne pouvons en aucun cas mal agir : nous avons des raisons de bien agir, qui sont liées au bien lui-même et à sa connaissance intrinsèque. Mais est-ce que dans toute action nous visons nécessairement le bien ?
« Si quelqu’un connaît ce qui est bon et ce qui est mauvais, est-ce que rien ne peut le dominer et lui faire faire des choses différentes de celles que la science lui prescrit ? »
BRISSON L. (sous la direction), PLATON : œuvres complètes, Protagoras, traduit par F. Ildefonse.
La réponse selon Platon, et selon Socrate, c’est que la connaissance (dans la citation ici traduite par « science », qui vient du terme grec ἐπιστήμη, epistémè) permet une certaine action, celle qui vise le bien. Par conséquent, selon cette tradition intellectualiste, Socrate et Platon nous apprennent que nous ne pouvons pas mal agir volontairement. Ainsi, si un homme commet une faute, une action mauvaise, c’est en raison de son ignorance, et non pas en raison d’une quelconque volonté.
Cet intellectualisme éthique classique a néanmoins quelques failles, quelques contradictions, qui ont besoin d’un certain éclaircissement contemporain. Nous avons en effet des exemples et des cas concrets prouvant que nous n’agissons pas toujours en visant le bien, quand bien même nous connaissons la distinction entre ce qui est bon et ce qui est mauvais. C’est ce que Thomas C. Brickhouse et Nicholas D. Smith veulent pointer du doigt : il semblerait y avoir d’autres influences qui nous poussent à agir de telle ou telle manière, et il s’agirait d’influences psychologiques. Ces deux philosophes américains de la fin XXème siècle et du début XXIème siècle proposent une nouvelle lecture de l’intentionnalité platonicienne, qui ne sera plus entièrement de l’ordre de l’intellectualisme, mais qui introduira une perspective psychologique et morale. C’est à partir de leur livre Socratic moral psychology, écrit à quatre mains et publié en 2010 au Cambridge University Press, que nous étudierons ici les deux lectures, à savoir celle classique de l’intellectualisme motivationnel, et celle contemporaine de la psychologie morale. Leur opposition nous permettra d’approfondir certaines notions, comme celle de désir ou encore de volonté, mais aussi d’éducation et de raison. Nous verrons que la nouvelle lecture proposée par Brickhouse et Smith n’a pas pour objectif de détruire la tradition platonicienne, mais bien plutôt de la compléter, et de résoudre certaines contradictions qui sont manifestes d’un dialogue à un autre.
Nos intérêts personnels : croyances et actions selon le Bien
L’intellectualisme socratique met en avant une motivation principale, celle qui guidera toutes nos actions, sans exception : le bien (en grec ancien ἀγαθός, agathos). Qu’est-ce que le bien chez Platon de manière plus précise : il s’agit du but de chaque être humain, tout autant qu’il permet à tout agent (celui qui agit) de viser le bien dans chacune de ses actions. Le cœur de la philosophie platonicienne consiste en la visée du bonheur, de la vie bonne, c’est pourquoi nous pouvons parler d’une philosophie pratique et eudémoniste. Brickhouse et Smith sont d’accord sur le fait que la vie heureuse est la fin souhaitée par tout humain dans la philosophie de Socrate et Platon : c’est d’ailleurs pourquoi il faut viser le bien dans chacune de nos actions, afin de viser le bien ultime et plus lointain. Néanmoins, ce bien, est-il objectif ou subjectif ? Y a-t-il un seul bien auquel chaque humain peut se référer ? Ou plutôt plusieurs biens, propres à chacun ? Platon présente sur ce point une thèse appelée le prudentialisme, thèse qui peut se résumer ainsi : l’agent agira toujours en vue de ce qu’il pense être bon pour lui. L’intérêt personnel de l’agent constitue donc sa motivation principale qui le pousse à agir. Ce qui est bon pour lui, de manière plus précise, c’est ce qui lui est favorable, ce qui lui sera bénéfique pour l’obtention de la vie heureuse. Nous pouvons donc en conclure que ce qui est mauvais est plutôt de l’ordre d’une source de dommage, qui fera du mal (présent ou futur) à l’agent et qui l’empêchera d’atteindre la vie heureuse tant souhaitée. Dans ce cas, il paraît simple de toujours choisir ce qui est bon pour nous, plutôt que ce qui nous fera préjudice. Mais attention : le prudentialisme n’est pas moral, il fonde le bien et mal sur l’intérêt personnel de l’agent (et son but ultime), et non pas sur des mœurs. C’est pourquoi ce qui est dans l’intérêt de tel agent peut être au détriment d’un autre : c’est ce que soulèvent Brickhouse et Smith au sein de la psychologie morale.
« Quoi que nous fassions, nos actions refléteront nos jugements (au moment de notre action) sur ce qui est le mieux pour nous. »
BRICKHOUSE T.C. et SMITH N.D., Socratic moral psychology, p.45-49 (ma traduction ici).
À cela, Platon pourrait répondre qu’il suffirait d’éduquer les croyances d’autrui, les corriger, afin qu’elles s’adaptent à la raison : dans tous les cas, personne n’agira volontairement mal. En effet, la connaissance étant vertu, le mal n’est possible que par totale ignorance de sa possibilité. Nos deux philosophes américains le reconnaissent, cependant ils reprochent à Socrate et Platon d’omettre un détail : le rôle des désirs.
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