Nous nous retrouvons pour la suite de l’article saisonnier. Si vous n’avez pas lu la première partie, je vous conseille d’y aller avant la lecture de cette seconde partie, pour avoir une meilleure compréhension du contexte historique et mythologique de cette célébration hivernale. Nous y avions étudié deux points : tout d’abord, un retour aux origines de la fête qui nous a permis de mettre en lumière son ambivalence entre un caractère religieux d’une part, et profane d’autre part ; ensuite, nous avons approfondi le couple de notions sacré et profane, en se demandant s’il y avait une réelle rupture entre les deux. Aujourd’hui, nous allons nous intéresser au concept de bonheur, de souverain bien, cette joie ultime que semble, seule, procurer la fête de Noël. Pour conclure ce dossier en deux parties, nous aborderons le personnage tant attendu par les enfants sages et craint par ceux qui ne l’ont pas été : le Père Noël.
Les effets de Noël :
source du plus grand bonheur ?
Pourquoi un tel engouement revient-il, encore et encore, à chaque mois de décembre (voire dès novembre) ? Dans une interview de Stéphane Floccari, ce dernier exprime que Noël était la fête préférée du philosophe allemand Friedrich Nietzsche. Or, en étudiant la correspondance du philosophe autour de cette période hivernale, il s’avère que Noël devient la fête la plus détestée de Nietzsche, qu’il considère comme trop difficile à surmonter seul. C’est en effet après sa « rupture » avec Richard Wagner et sa famille que Nietzsche écrit ne plus supporter cette célébration, se tournant plutôt vers les réjouissances du Nouvel An.
Noël se fête avec sa famille proche, pourtant, tout le monde n’a pas la chance d’avoir une famille, du moins une famille avec laquelle tout le monde s’entend avec tout le monde (ce qui est rare au final). Nous avons donc deux types de fête de Noël : la première où tous les membres se réunissent avec la sincère joie de pouvoir se retrouver une fois chaque année, et la seconde où les sourires sont exagérés et les bonnes intentions souvent déguisées. Nous allons donc ici nous interroger sur les raisons émotionnelles qui mènent à fêter Noël : est- ce que cette célébration procure un souverain bien ? celui qui n’arrive réellement qu’une fois par an, d’où la nécessité de le partager ?
La routine laisse place aux extravagances et à une certaine exubérance. Prenons les Etats-Unis (car je ne pense pas que cette tradition ait réellement lieu en France ou ailleurs en Europe) : il existe dans chaque quartier des concours de la plus belle décoration extérieure de maison. Autrement dit, le foyer qui dépense le plus en luminaires et guirlandes, et autres accessoires pailletés, gagne, et remporte la fierté d’avoir une superbe maison (et bien souvent, un magnifique jardin) de Noël. En France, il s’agira plutôt du concours du plus beau cadeau offert, du plus beau sapin, mais aussi du plus beau marché de Noël et des plus belles vitrines de magasins. Nos problèmes sont mis de côté à partir du moment où les décorations sont installées. L’effervescence des réjouissances de fin d’année est ainsi à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur des foyers. Le rythme de vie et l’environnement changent, le quotidien laisse place à un esprit festif.
Nous pourrions y voir une phase annuelle d’hédonisme collectif. En effet, une libération générale telle que cette fête invite aussi en parallèle à un évitement de toute souffrance possible, au profit d’un plaisir maximal. Comme si la joie collective de cette fête n’était possible qu’à partir de la souffrance individuelle ! C’est pourquoi il faut que ce soit une libération partagée : toutes et tous partent en quête de délivrance, d’un affranchissement de la routine douloureuse. Et c’est pour cette même raison que les gens qui sont seuls, ou n’étant pas proches de leur famille, ne fêtent que rarement Noël. Ainsi, le plaisir de Noël, et toutes les réjouissances qui l’entourent, est donc un plaisir qui se partage, qui donne naissance à l’occasion des retrouvailles familiales. Le sujet, le « moi » qui souffre le reste de l’année, est mis en arrêt, le temps de retrouver un « nous » familial. Néanmoins, le « nous » n’est pas un « tous » : en effet, le « tous » implique que chacun est présent pour lui- même, alors que la notion du « nous » va plutôt affirmer une existence mutuelle.
Par conséquent, Noël réveille la bienveillance de chacun, qui, une fois libéré de sa souffrance individuelle, est prêt à réintégrer pour quelques temps un cercle collectif (restreint). Néanmoins, ce « réveil » est volontaire : nous nous sortons de notre routine pour accéder à une forme de bonheur qui n’est possible qu’une fois par an. Pourquoi attendre Noël pour sortir de ce sommeil ? Parce que c’est la période où tout le monde se met d’accord sur la réunion familiale, chacun pose ses vacances et souhaite retrouver cette ambiance merveilleuse, voire magique, qu’engendre uniquement Noël. La fête amène au rassemblement, nous l’avons vu, et tout le monde a besoin d’un instant de libération. Charles Dickens, auteur du fameux conte A Christmas Carol (Un chant de Noël, 1843, relatant de nombreuses traditions propres à cette fête), exprime cet éveil à la joie :
Un repas de Noël en famille, nous ne connaissons rien de plus merveilleux. Il semble y avoir une magie dans le nom même de Noël. Les jalousies et les discordes mesquines sont oubliées : les sentiments de sociabilité se réveillent dans les cœurs qu’ils avaient depuis longtemps désertés […]. Et tout n’est que bonté et bienveillance.
DICKENS C., Esquisses de Boz.
Grâce à ces mots, nous pouvons palper la nécessité naissante qui, à l’approche de Noël, appelle à la libération du quotidien aliénant, nous menant ainsi au rassemblement familial annuel. De cette manière, Noël est aussi un déguisement, celui qu’on enfile pour accéder partiellement et à courte durée à un épanouissement collectif. Déguisement qui lui-même masque la tradition religieuse et sacrée de cette fête, permettant ainsi aux nouvelles coutumes populaires d’avoir accès à cet apaisement périodique. Mais, par-dessus tout, c’est une réponse, une satisfaction, aux attentes de chacun et chacune : le besoin de reconstitution annuel de ce sentiment de joie, accompagné d’un plaisir partagé, possible uniquement à cette période de l’année.
Comme nous l’avons déjà vu, le Noël chrétien marque la renaissance, et par conséquent la fin de quelque chose, d’une période, par exemple de l’année passée. C’est le moment où chaque individu peut tourner une page, pardonner, partager, prendre un nouveau départ. Mais c’est aussi un moment de réminiscence, de souvenir, d’un retour aux traditions sacrées. En effet, Noël s’ancre dans un temps sacré, organisant également notre espace. Ce temps, en particulier cette période hivernale et festive, est donc l’occasion de se souvenir : que ce soit un simple retour à l’enfance, ou bien un retour à la naissance du Christ. C’est la célébration d’une mémoire collective qui a lieu à Noël. Nous nous réjouissons d’une naissance passée, mais aussi d’une renaissance : celle qui ferme la porte à l’année passée, en en ouvrant une nouvelle. Fêter Noël, c’est en partie adhérer à cette mémoire collective : c’est en cela aussi que Noël est une fête religieuse importante, au même titre que Pâques par exemple.
Se retrouver en famille est également l’expression de cette adhésion, de ce souvenir partagé. Ces rites et coutumes sacrés permettent la transmission de souvenirs : c’est pourquoi le sacré appelle au rassemblement. Nous retrouvons l’idée de mémoire collective dans les célébrations populaires : en effet, chaque année, les retrouvailles familiales permettent à chacun de se souvenir de ce « nous ». La réappropriation de Noël au sein de la religion populaire, mais aussi dans un cadre entièrement profane, offre la possibilité de se souvenir, et d’ainsi passer à autre chose (par le pardon, l’offrande, la joie partagée, etc…). La mémoire collective est donc le symbole de la renaissance, religieuse ou populaire, et elle est le socle des célébrations et réjouissances, quelles que soient les raisons de fêter Noël.
Le mythe du Père Noël : est-il une divinité à laquelle nous vouons un authentique culte ?
Que serait Noël sans sa figure maîtresse : le Père Noël ? En effet, ce personnage magique, tout droit venu du Pôle Nord, où il passe l’année à fabriquer les jouets des enfants avec son équipe d’elfes, et où chaque lettre envoyée par des enfants du monde entier sont lues. Ce mythe existe depuis quelques siècles et persiste dans le temps, chaque siècle le sculptant à son image. Celui que nous connaissons aujourd’hui, ce vieil homme blanc, corpulent, à la barbe blanche et au costume rouge, nous vient des Etats-Unis, et plus précisément de la marque Coca-Cola et d’une publicité datant de 1931 : Santa Claus (que nous traduisons par Père Noël, mais qui renvoie littéralement à Saint Nicolas) buvant son Coca Cola avant de partir faire sa tournée annuelle de distribution de cadeaux. Cette image est restée, et c’est ce personnage qui vient déposer les présents au pied du sapin de chaque foyer (du moins les foyers où les enfants ont été sages, nous y reviendrons).
Néanmoins, le Père Noël n’a pas émergé en 1931, il existait des figures distributrices très semblables : que ce soit un Polichinelle très coloré (dans les années 1860) ou encore le Bonhomme Noël (autour de 1890). Ce dernier était considéré comme un personnage céleste, venu du ciel, descendant une fois par an sur Terre pour récompenser les enfants sages avec des friandises et des jouets, mais aussi pour punir les jeunes délinquants en laissant dans leur soulier du charbon et des détritus (pas très sympa). Il était donc tout autant attendu, que craint par les enfants. Cette dimension céleste renvoie à une dimension divine. Il y a des croyances chrétiennes qui associent le Père Noël à Saint Nicolas : celui-ci est vénéré en tant que protecteur des enfants, et, lui aussi vêtu d’un grand manteau et d’une longue barbe, descendait du ciel pour distribuer quelques cadeaux. D’autres croyances, toujours issues de la religion chrétienne, peuvent associer le Père Noël à un Roi Mage, en particulier à Melchior dont le nom signifie “le roi de la lumière”. Nous pouvons coupler cette image de la lumière à toute la tradition du soleil fêtée lors du solstice d’hiver : l’enfant Jésus incarne la lumière, donc le Père Noël peut avoir pour rôle d’apporter quelques rayons de soleil dans la nuit d’hiver. Toujours selon l’imagerie chrétienne, nous ne pouvons pas nier une certaine ressemblance avec Dieu et sa longue barbe blanche : le Père Noël reçoit ainsi quelques qualités divines.
Après avoir fait le tour des diverses racines ayant permis au Père Noël d’être ce qu’il est aujourd’hui, il nous faut approfondir ce qu’il représente, ce qu’il incarne, et ce pourquoi il est toujours aussi présent. Personnage religieux par ses origines, le Père Noël est surtout le représentant de l’émerveillement et de la magie. Il est l’incarnation même de ce qu’on peut appeler « l’Esprit de Noël ». En effet, il est courant d’entendre que cette période (de novembre à début janvier environ) illustre le réveil de l’Esprit merveilleux de Noël. L’Esprit, choix de mot qui n’est pas neutre : il garde en lui cette dimension religieuse de cette célébration. Ici, il s’agit d’une incarnation : c’est grâce au (ou à cause du) Père Noël que nous décorons nos maisons de guirlandes et d’un grand sapin, que les chorales fredonnent ses louanges, que les enfants écrivent leurs listes de cadeaux, etc. C’est aussi grâce à lui que les enfants sont sages, par crainte de ne pas recevoir ce qu’ils souhaitent. Le Père Noël est au cœur de toutes les réjouissances hivernales, et de toute la symbolique autour de cette fête.
N’oublions pas que Noël est aujourd’hui un produit purement commercial. Malheureusement, et ce en partie à cause des premières publicités de Coca-Cola, la dimension magique qui porte cette fête se laisse détrôner par la consommation et la dépense. La libération périodique nécessaire se transforme parfois en une panique imposée par la peur de ne pas trouver le bon cadeau, les bonnes guirlandes, le bon dessert, et nous en passons. Ils en ont fait un argument de vente, accordant subtilement sentimentalisme et consommation. Le simple plaisir partagé, que ce soit lors d’une célébration religieuse ou profane, se transforme en un plaisir contraint, obligatoire. C’est parce que le marché de Noël s’installe dans les villes et les villages que nous achetons nos cadeaux, c’est aussi parce que nous sommes envahis par les publicités passant à la télévision, et les catalogues de jouets qui atterrissent dans la boîte aux lettres dès le mois d’octobre, que nous nous sentons « obligés » de consommer. C’est évidemment le cas tout le reste de l’année, mais l’effervescence de Noël est renforcée : le temps et l’espace est totalement modifié, imposant cet Esprit de Noël à toutes et à tous. Elle se fond en une célébration commerciale dédiée à l’achat et à l’angoisse.
C’est ainsi, que du religieux au merveilleux, nous passons du magique à la panique. Le Père Noël n’est plus le roi mage mais le roi de la consommation : il est à l’image de ce qu’on en a fait au fil des siècles, et il répond toujours à ces attentes qui évoluent encore et encore. Il n’est plus la divinité céleste, protectrice des enfants, mais celle du cadeau imposé et de la surconsommation (également alimentaire). Nous lui vouons un culte, indéniablement, qui a lui aussi changé selon la figure distributrice à la tête de l’Esprit de Noël. Avec l’essor de la bourgeoisie, particulièrement dans les années 1850, ces personnages aux sacs remplis de présents sont réservés à ceux qui ont la possibilité d’acheter. Les publicités visent un public capable de s’offrir de tels cadeaux. Cette période de réjouissance prend donc parfois la forme de convention bourgeoise qui maintient une certaine forme d’émerveillement chez les enfants (sages, ceux qui ne l’ont pas été ont plutôt peur de ne pas recevoir les jouets tant convoités).
Ce culte est donc passé du domaine du mythe divin, à celui du mythe magique, pour enfin devenir celui du mythe publicitaire. Heureusement, la magie fonctionne encore. Mais pour quelle raison et à quel prix ? Certes, au prix du cadeau, mais aussi au prix du mensonge. Nous ne pouvons pas dire que Saint Nicolas et autres figures religieuses sont des mensonges, néanmoins la figure commerciale du Père Noël (et ces quelques prédécesseurs) en est un, qui est partagé et perpétué par tous. Kant et sa fameuse thèse concernant le mensonge, « dire la vérité est un devoir moral », défend l’idée que le mensonge ne peut jamais être considéré comme juste. Or, nous mentons collectivement chaque année aux petits enfants, et ce pour diverses raisons. Tout d’abord, le Père Noël aspire la crainte, il faut être sage pour être récompensé : les enfants ne vont donc pas mal agir, ne vont pas « faire de bêtises », ce qui arrange de nombreux parents pendant quelques semaines. De plus, ce mythe maintient la dimension magique et l’émerveillement : les enfants ont un réel besoin, que ce soit pour le développement de leur imagination ou tout simplement pour rêver et s’évader un peu. Et l’adulte, celui qui ne croit plus vraiment au Père Noël, profite de cette fête pour redevenir un enfant et goûter à nouveau à cette magie. Notre idée que les attentes et les besoins sont satisfaits lors de ces réjouissances est fortement manifeste ici : le Père Noël y répond, pour les grands et les petits, et grâce à lui chacun peut continuer à s’émerveiller. Croire est bénéfique : la religion est constituée d’un ensemble de croyances (et de pratiques), tout comme les coutumes profanes se fabriquent aussi un assortiment de croyances, de l’ordre du magique et du merveilleux, puis depuis peu de l’ordre du commercial. Par conséquent, le mythe du Père Noël est nécessaire pour fêter Noël : c’est lui l’incarnation de l’Esprit de Noël, il est le retour annuel à l’enfance, malgré les nuisances commises par les publicités nous poussant à la consommation. Sans lui, peut-on réellement fêter Noël ?
Conclusion :
quel sens donner à Noël ?
Il y a en effet tellement de possibilités, une si grande palette symbolique, pour célébrer cette fête que nous ne pouvons plus réellement savoir laquelle est la plus légitime. Pour des raisons étymologiques et historiques, Noël est purement religieux et c’est la naissance de Jésus Christ qui est mise à l’honneur. Cependant, Noël évolue en période, en vacances, en réjouissances populaires : la famille non religieuse en profite pour elle aussi se réunir, sans texte sacré, sans messe, mais seulement avec des présents et un festin. Il ne faut pas qu’elle devienne une obligation, malheureusement cette fête contraint parfois de nombreuses personnes qui ne sont pas proches de leur famille à chercher des cadeaux (souvent sans connaître les goûts des autres membres), ou alors accentue la solitude des individus qui n’ont personne avec qui partager les festivités. Dans tous les cas, et dans toutes ses possibilités de réjouissances, Noël prend son sens dans le partage, l’arrêt momentané des douleurs, les retrouvailles, le plaisir d’offrir et de recevoir, de se retrouver. Par conséquent, le sens donné à Noël orbite autour de la famille, religieuse ou profane. Il peut arriver qu’il perde son sens, en particulier quand il est utilisé à des fins commerciales. Mais Noël sera toujours la fête des fêtes, celle qui célèbre la renaissance et le rassemblement, la joie et le pardon, le « nous » et la communion.
Très beau sujet d’actualité qui est en plus accentué par la période de la Covid avec les rassemblements familiaux restreints.
« C’est ainsi, que du religieux au merveilleux, nous passons du magique à la panique. » Magique aussi est cette phrase.