Le 9 septembre 2020, le documentaire Derrière nos Écrans de Fumée est sorti sur la plateforme de visionnage Netflix et, fin octobre, il avait été vu par 38 millions de foyers. Écrit et réalisé par Jeff Orlowski, ce documentaire comprend des témoignages de professionnels de l’industrie technologique, tels que d’anciens employés de Google, Facebook et Apple, et présente leurs préoccupations éthiques concernant les modèles économiques des réseaux sociaux. Malgré les dramatisations un peu maladroites et lourdes du film, qui, j’ai trouvé, ont parfois rendu le visionnage plus difficile, le film est accessible à tous, ce qui en fait un contenu précieux dans cette discussion très nécessaire. Bien que les conséquences de l’utilisation mondialisée des smartphones aient déjà fait l’objet de débats et de controverses, le documentaire réussit à rapprocher le problème de la réalité en exposant des faits et des chiffres choquants sur la santé mentale des enfants ainsi que sur l’agitation politique moderne. Même si ce documentaire Netflix est une bonne ressource, notamment pour aider les adolescents à comprendre les conséquences de notre ère médiatique, la conversation ne peut s’arrêter là. Cet article a pour but d’approfondir certaines des questions soulevées par Derrière nos Écrans de Fumée en explorant des études et des événements qui confirment ou contestent certaines des affirmations du documentaire sur ce qui conduit à la dépendance aux technologies et sur les dangers de celles-ci en ce qui concerne la désinformation et la santé mentale.
Le rapport annuel de l’Ofcom, « Adults’ Media Use and Attitudes Report » (2020)1, a révélé qu’en 2019, 81 % des adultes britanniques utilisaient un smartphone et passaient en moyenne plus de 3,5 heures en ligne chaque jour. Lors du premier confinement du COVID-19 en 2020, ce chiffre est passé à plus de 6 heures. Ces chiffres offrent la possibilité d’une toute nouvelle méthode de marketing grâce à laquelle de nombreuses entreprises sont devenues les plus riches du monde. La raison pour laquelle l’inscription à un réseau tel que Facebook, TikTok ou Instagram ne nécessite aucun coût financier pour l’utilisateur réside dans le fait que sa simple présence sur l’application est une ressource lucrative. Ces géants de la technologie sont alimentés par la croissance de l’engagement et la publicité, deux objectifs atteints par le changement le plus révolutionnaire dans l’environnement du traitement de données jusqu’à présent : l’apprentissage automatique. En tant que sous-ensemble de l’intelligence artificielle et domaine scientifique en plein essor, l’apprentissage automatique est ce que l’humanité a pu créer de plus proche à une technologie qui pense par elle-même. Une fois qu’un algorithme est créé, il développe des caractéristiques autonomes qui apprennent et s’adaptent grâce à l’expérience et aux données, sans l’intermédiaire d’un effort humain.
« De la même manière que l’électricité a transformé presque tout il y a 100 ans, aujourd’hui, j’ai en fait du mal à penser à une industrie que l’IA ne transformera pas dans les prochaines années. »
Andrew Ng, Pourquoi l’IA est la nouvelle électricité
Derrière nos Écrans de Fumée décrit de manière concise comment l’apprentissage automatique est utilisé par les entreprises de réseaux sociaux pour faire du profit. En examinant vos habitudes en ligne, les algorithmes se développent et s’améliorent, de telle sorte qu’ils peuvent prédire avec une précision croissante quels messages attireront votre attention. Cet inventaire de contenu personnalisé devient votre « fil d’actualité » et plus vous y passez de temps, plus l’application parvient à vous prendre en otage. Cette technologie de persuasion est incroyablement sophistiquée et prend en compte des détails tels que le nombre de secondes d’arrêt sur un post et d’autres habitudes inconscientes de navigation. Cela a permis le développement le plus rentable de la publicité dans l’histoire de l’humanité. Nous sommes exposés à des publicités adaptées au moment précis où nous sommes censés y être les plus vulnérables.
Pour illustrer le succès de ce plan marketing, nous pouvons prendre l’exemple de Facebook, qui est à ce jour la plateforme de réseau social la plus utilisée, et examiner ses revenus. En 2020, on estime que 97,9 % des revenus de Facebook ont été générés par la publicité, ce qui représente environ 86 milliards de dollars américains2. Pour gagner cette somme, un travailleur au SMIC aux États-Unis devrait travailler pendant plus de 5 millions d’années. Ce type de profit est la raison pour laquelle les données sont si précieuses dans notre ère numérique et ont nécessité une gestion accrue et des ajustements au sein de la loi au cours des dix dernières années. Selon l’étude de l’Ofcom, 38 % des internautes britanniques se disent « très confiants » dans la gestion d’accès à leurs données personnelles en ligne. Toutefois, les statistiques montrent également que 44 % de ces personnes ignorent que des informations les concernant peuvent être collectées par le biais des applications de leurs smartphones. Seuls 39 % de l’ensemble des internautes connaissent les quatre moyens par lesquels les entreprises en ligne peuvent collecter leurs informations personnelles. Cette forme de collecte de données pose d’importantes questions éthiques et philosophiques sur la vie privée qui viennent s’ajouter à la discussion soumise au débat général depuis les révélations d’Edward Snowden sur la surveillance globale en 2013.
Vous vous demandez peut-être quels sont les problèmes liés au fait que les réseaux sociaux sont conçus pour créer une dépendance. En effet, les applications offrent l’opportunité de s’interconnecter, d’être créatif et de former des communautés de soutien. L’internet est une plateforme qui permet aux artistes de partager leur travail et de gagner en visibilité. La communication numérique peut réduire la distance qui sépare les familles et les amis. Un appel vidéo ou une vieille photo peuvent soulager les personnes souffrant de solitude, comme cela a été démontré tout au long de la pandémie de COVID-19. L’internet est une ressource éducative précieuse qui permet à quiconque y a accès d’apprendre tout à tout moment. Le problème réside dans le fait qu’avec la dépendance vient la perte de contrôle. Lorsqu’un service est alimenté par des algorithmes avec lesquels l’intelligence humaine ne peut rivaliser, ceux qui sont vulnérables à la dépendance ou à la désinformation sont victimes du revers de la médaille.
Derrière nos Écrans de Fumée explore l’effet que les réseaux sociaux ont eu sur le spectre politique mondial au cours de la dernière décennie. Il démontre comment les campagnes politiques alimentées par ces réseaux ont pu conduire à une augmentation des affiliations aux partis extrémistes et comment elles sont devenues une menace pour la démocratie telle que nous la connaissons. Ces technologies de persuasion et les données que nous leur transmettons constituent un moyen indéniablement efficace de regrouper les personnes qui pensent de la même manière tout en leur fournissant des informations conçues à jouer sur leurs émotions. Les utilisateurs se voient présenter les médias qu’ils sont le plus susceptibles de regarder et auxquels ils s’identifient en fonction de leurs intérêts et de leurs habitudes sur Internet. Ainsi, les conspirationnistes, qu’il s’agisse des « flat earthers » ou des plus dangereux « anti-vaxxers » et « climatosceptiques», reçoivent constamment des informations qui confirment leurs croyances. Cette propagande sur Internet conduit au type d’hystérie que l’on a pu observer au début de la pandémie de COVID-19, lorsque des individus ont détruit des tours de 5G, croyant qu’elles étaient la cause de la propagation du virus3. Un sujet évoqué dans le documentaire que je souhaite approfondir est la véritable menace que la désinformation fait peser sur la santé publique. Une récente étude polonaise (2018)4 a montré à quel point les informations médicales en ligne contiennent des faits incorrects ou trompeurs. Ils ont divisé les informations trouvées dans les articles médicaux les plus partagés en cinq catégories :
- Informations inventées (informations qui se sont avérées être complètement fictives) ;
- Informations manipulées (informations basiques et généralement vraies, mais fausses conclusions ou recommandations provenant de résultats surinterprétés ou trop extrapolés) ;
- Informations publicitaires (articles souvent critiques à l’égard des thérapies conventionnelles, destinés à faire la publicité de produits « miracles » et de traitements « alternatifs ») ;
- Les informations non pertinentes (qui ne sont pas du tout liées à la santé) ;
- Informations suffisantes (informations généralement vraies et fondées sur des preuves concernant la maladie en question).
Dans le cadre de l’étude, les catégories d’informations fabriquées, manipulées et publicitaires ont été considérées comme du « fake news ». Les chercheurs ont découvert des résultats alarmants. Dans l’ensemble, les activités sur Facebook ont représenté la majorité du total des partages et des engagements. Différents sujets ont attiré l’attention du public avec une répartition inégale (nombre total moyen de partages, en milliers) : cancer (34), néoplasme (18), vaccinations (15), crise cardiaque (7), SIDA/VIH (7), hypertension (5), accident vasculaire cérébral (5) et diabète (2). Le sujet le plus contaminé par le « fake news » était les vaccinations (90%), suivi par l’hypertension et le VIH/SIDA. Les informations suffisantes ne représentaient que 19 % du matériel étudié (concernant principalement les crises cardiaques et les accidents vasculaires cérébraux). Ce type de désinformation de masse conduit les gens à rejeter des traitements scientifiquement prouvés et opter pour des méthodes alternatives. Ces dernières années, le monde a connu une augmentation de décès évitables dus à des maladies telles que la rougeole et le Papillomavirus. La question de savoir comment contrôler cette désinformation médicale est difficile, compte tenu de la nécessité de préserver la liberté d’expression dans une nation démocratique. Cependant, c’est une conversation qui doit avoir lieu, étant donné la gravité et la nature dangereuse de certaines des pseudo-thérapies présentées aux internautes par le biais de leurs fils d’actualité et moteurs de recherche.
L’autre sujet sur lequel j’aimerais prolonger la discussion est l’effet des réseaux sociaux et de la dépendance aux technologies sur la santé mentale. Comme le souligne le documentaire, les enfants nés après 1996 ont été les premiers à faire l’expérience des réseaux sociaux au collège. Aujourd’hui, une grande partie du développement social de la plupart des enfants se fait en ligne. Cela affecte leur compréhension de l’identité sociale, du statut et de la validation. Ils sont également les premières générations à grandir en faisant l’expérience de la dopamine à court terme qui accompagne ces interactions sur Internet. Le documentaire présente des chiffres inquiétants sur les taux de suicide et d’automutilation des enfants aux États-Unis. Depuis 2009, date à laquelle les réseaux sociaux sont devenus disponibles sur les appareils mobiles, les États-Unis ont connu une augmentation de 62 % des admissions à l’hôpital pour automutilation chez les filles de 15 à 19 ans et une augmentation de 70 % des suicides. Ces mêmes augmentations sont de 189 % et 151 % pour les jeunes de 10 à 14 ans5. Il ne s’agit pas d’une affaire exclusivement américaine. Une enquête récente de la BBC a montré qu’au Royaume-Uni, les admissions à l’hôpital d’enfants de 9 à 12 ans pour cause d’automutilation sont en moyenne de 10 par semaine, un taux qui a doublé au cours des six dernières années6. Ces chiffres sont effectivement inquiétants et doivent être reconnus. Cependant, bien qu’ils coïncident avec une augmentation de la dépendance à la technologie et de l’utilisation des réseaux sociaux chez les enfants, je pense qu’il est important de vérifier si nous sommes dans une situation de corrélation ou de causalité. Attribuer un problème aussi grave à une mauvaise cause pourrait empêcher les jeunes d’obtenir l’aide dont ils ont besoin. C’est pourquoi l’université de recherche Brigham Young a réalisé une étude longitudinale de huit ans sur l’impact des réseaux sociaux sur la santé mentale des enfants (2020)7, l’une des rares études de ce type. L’étude reconnaît que les taux de dépression, d’anxiété et de solitude ont grimpé en flèche avec la popularisation des smartphones. Cependant, grâce à l’étude annuelle d’adolescents âgés de 13 à 20 ans sur une période de huit ans, la recherche montre que rien ne prouve que le temps passé à utiliser les réseaux sociaux influence la santé mentale des individus. Cela indique que les problèmes croissants de santé mentale des adolescents sont plus complexes et ne sont pas directement causés par l’exposition aux réseaux sociaux. Malheureusement, des recherches antérieures montrent que l’utilisation des réseaux sociaux est au moins associée à des niveaux plus élevés d’anxiété, de dépression et de détresse psychologique globale. Cela indique que l’utilisation des réseaux sociaux doit encore être prise en considération dans cette discussion sur la santé mentale. Une étude antérieure de l’Université de l’Illinois (2015)8 démontre que les résultats négatifs en matière de santé mentale associés à l’utilisation des réseaux sociaux, appelés ici technologies de l’information et de la communication (TIC), dépendent des motivations des utilisateurs. Elle propose l’hypothèse du « doudou », une métaphore utilisée pour expliquer le fait que les TIC ont fourni aux participants de l’étude une stratégie de soulagement (plus précisément un évitement) face à des événements à forte charge émotionnelle. Lorsqu’ils ont été confrontés à un facteur de stress, les adultes qui ont eu accès à leur téléphone portable ont montré une diminution de leur anxiété, ce qui prouve que l’utilisation de leur appareil était un mécanisme de soulagement. L’étude évoque le fait que cette évasion procure un soulagement à court terme et influence négativement leur état psychologique à long terme, en particulier chez les personnes prédisposées à la dépression ou à l’anxiété.
« Devenir dépendant d’un dispositif externe pour se réconforter peut être mal adapté car les mécanismes de soulagement plus sains n’ont pas l’opportunité d’être correctement développés, mis en œuvre et pratiqués. En effet, il a été démontré que d’autres stratégies de soulagement, telles que l’adaptation orientée vers l’action, qui implique l’analyse de la situation stressante et l’intégration d’une façon de la gérer, sont liés à moins d’anxiété et de dépression que l’adaptation orientée vers l’évitement et les émotions. »
« Computers in Human Behaviour - avoidance or boredom: negative mental health outcomes associated with use of Information and Communication Technologies depend on users’ motivations », Université de l’Illinois
En résumé, bien que la recherche suggère que l’utilisation du smartphone n’est pas la cause de l’augmentation des problèmes de santé mentale chez les jeunes adultes, elle indique qu’il s’agit souvent d’une stratégie de soulagement inadaptée et malsaine qui peut aggraver les symptômes à long terme. Quel que soit le nom que l’on donne à cette habitude – butoir émotionnel, tétine numérique, évasion, évitement – il s’agit d’une forme de répression. Au lieu de ressentir et de traiter l’émotion telle qu’elle est vécue, on l’engourdit en consommant un flux d’informations qui « réinitialise » le cerveau avec une dose de dopamine à court terme. Le recours à cette stratégie d’adaptation malsaine empêche les internautes d’être attentifs à leurs émotions. Par conséquent, même si l’utilisation excessive des réseaux sociaux ne peut être directement attribuée à l’augmentation des problèmes de santé mentale chez les jeunes adultes, elle peut être liée à leur gravité. On peut dire la même chose des disparités politiques ; c’est un phénomène intrinsèque à la politique elle-même, mais les réseaux sociaux ont sans doute accentué ces clivages, connecté les extrémistes et diminué la tolérance des opinions alternatives. Ces problèmes sont d’autant plus troublants que le contenu gratuit des « appstores » est spécifiquement conçu pour alimenter la dépendance grâce à des algorithmes qui créent une accoutumance. Tout cela, ainsi que le fait que l’exposition aux « fake news » est inévitable pour beaucoup, pose des questions éthiques sur la façon dont une telle force devrait être gérée. En ayant ces conversations et en ouvrant ces dialogues, la société peut réapprendre à utiliser l’internet comme un outil plutôt que comme un obstacle qui nous éloigne de nos objectifs, de nos valeurs et de notre épanouissement.
1 « Adults’ Media Use & Attitudes report », 2020, Ofcom https://www.ofcom.org.uk/__data/assets/pdf_file/0031/196375/adults-media-use-and-attitudes-2020-report.pdf
2 « Facebook’s advertising revenue worldwide from 2009 to 2020 », 2021, Statista https://www.statista.com/statistics/271258/facebooks-advertising-revenue-worldwide/
3 « Mast fire probe amid 5G coronavirus claims », 2020, BBC news https://www.bbc.co.uk/news/uk-england-52164358
4 « The spread of medical fake news in social media –The pilot quantitative study », 2018, Medical University of Gdansk https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2211883718300881
5 Centers for Disease Control and Prevention, U.S. CDC
6 « Concerning rise in pre-teens self-injuring », 2021, BBC news https://www.bbc.co.uk/news/uk-55730999
7 « Computers in Human Behaviour – does time spent using social media impact mental health? An eight-year longitudinal study », 2020, Brigham Young University https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0747563219303723
8 « Computers in Human Behaviour – avoidance or boredom: negative mental health outcomes associated with use of Information and Communication Technologies depend on users’ motivations », 2015, University of Illinois https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0747563215303332