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Henry James : derrière un style complexe, de jolies leçons de vie

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Henry James : derrière un style complexe, de jolies leçons de vie Posted on 6 mars 2020

S’il est des écrivains que j’aime et adule, Henry James se retrouve probablement en pole position. Ce qui m’est d’abord apparu comme une corvée à lire et à étudier à l’université s’est révélé, après quelques mois à digérer ma lecture, le meilleur recueil de nouvelles que j’ai jamais lu de toute ma vie. «Révélation», c’est le mot. Et pourtant, que c’est dur. Il faut travailler la nouvelle au corps pour arriver à son âme ; tout compte. Le nom des personnages, le manque récurrent de dénomination des objets (on sait rarement à quoi fait référence le narrateur lorsqu’il parle de «ça»), et j’en passe. Les nouvelles d’Henry James sont de longues énigmes à élucider dont les indices se trouvent dans le style d’écriture tout comme dans les caractéristiques inhérentes à l’histoire. Ce que l’on trouve à la clé, en revanche, vaut tous les efforts que le lecteur aura fournis afin de percer le mystère. N’est-ce pas une belle ode à la vie, au final ? Dresser un tableau des points qui ont pu nous faire défaut afin de grandir et de sortir d’un schéma qui nous empêche d’avancer sereinement? C’est, selon moi, à ça que la littérature se tient ; la catharsis, la mise en relation avec ses propres expériences, l’apprentissage au travers des mots. Henry James le fait pour nous, pour peu que nous soyons capables de lire entre les lignes, de manière analytique et émotionnelle. C’est une chose de pouvoir rendre une dissertation analytique de l’œuvre, c’en est une autre de devoir mettre sa maturité émotionnelle à l’épreuve et à profit. C’est dur et ça fait mal, ça demande un travail sur le temps, mais c’est salvateur. Permettez-moi de m’expliquer, dans l’espoir que cet article vous donne envie de découvrir Henry James et son écriture compliquée mais nécessaire. Les nouvelles citées et expliquées ci-dessous m’ont toutes marquée, heurtée, et faite grandir exponentiellement.

Daisy Miller, première nouvelle à laquelle je tenterai de faire honneur,est un mélange plutôt équitable d’éléments narratifs tangibles et de significations métaphoriques. Le lecteur peut aisément tirer ses propres conclusions des événements qui se déroulent au long des quatre-vingt pages. Si l’on devait résumer la trame narrative en quelques mots, Daisy est une jeune femme bourgeoise d’origine américaine dont les fréquentations (à comprendre, les hommes) seront sévèrement jugées par ses pairs européens. Cette dichotomie entre les cultures européenne est américaine est d’ailleurs un des sujets de prédilection de James, qui use souvent de personnages stéréotypiques de chaque culture pour mieux les opposer. La nouvelle se fait à travers le regard de Winterbourne, aristocrate européen ayant le béguin pour Daisy. Spoiler alert, la nouvelle se termine sur la mort de cette dernière quelques temps après avoir été au Colisée de nuit avec un homme et contracté la malaria. Arrêtons-nous quelques instants sur les noms des personnages qui sont, dans notre cas, très importants pour une compréhension plus fine des enjeux. Daisy, en anglais, signifie « marguerite ». Petit aparté botanique, la marguerite est le type de fleur le plus commun et le plus banal. Winterbourne est à dissocier en winter born, littéralement « né en hiver ». Cela nous offre d’ores et déjà un portrait global des personnages: Daisy est une jeune femme un peu superficielle et vide, libre comme l’air et indépendante. Winterbourne, lui, fait preuve d’un manque d’empathie flagrant dû à sa saison de naissance patronymique et symbolique. C’est un homme froid, incapable de compassion et de compréhension des expériences/ressentis d’autrui. Les dés sont jetés, le lecteur sait à qui il a affaire dès les premières pages de la nouvelle. Que se passe-t-il, alors, lorsqu’une jeune américaine frivole décide de fricoter au Colisée avec un homme après le couvre-feu de minuit et ce malgré les avertissements d’une communauté européenne à cheval sur les conventions? De prime abord, elle contracte la malaria et en décède quelques jours plus tard. Lorsqu’on s’essaye à une analyse plus métaphorique de la situation, on se rend compte qu’on a assisté à une tragédie grecque s’étendant sur plus de quatre-vingt pages. Alors que ses pairs européens critiquent allègrement son éthique et son mode de vie américain déluré, Daisy se dirige lentement vers une mise à mort sociale tragique dont le narrateur se fait acteur de par son apathie, son détachement et son jugement légèrement dissimulé mais tout aussi dur et implacable que celui de son cercle social. En effet, comme l’a récemment si bien dit Adèle Haenel, «dépolitiser le réel c’est le repolitiser au profit de l’agresseur». Winterbourne, par sa lâcheté, sa froideur et son indécision chronique, est tout aussi coupable que les autres de la descente aux enfers de Daisy Miller. La nouvelle se fait alors fable politique et féministe (autant qu’il était possible de le faire pour un homme au 19ème siècle). Bien au-delà d’un simple destin tragique que l’on pourrait rajouter aux côtés des mille autres destins tragiques de la littérature, notre héroïne se fait martyre de la cause féminine. Sa mort adopte une dimension sociale qui dépasse la nouvelle et transcende notre réalité afin de rejoindre toutes les femmes qui se sont un jour faites réduire à néant par la société au motif d’un mode de vie non conformes aux attentes que l’on avait pour elles. Daisy Miller se retrouve en elles et en nous, dans chacune des réflexions que nous avons pu entendre lorsque nous parlons trop fort, que nous n’avons pas épilé nos jambes, que nous avons couché avec plus de trois personnes différentes dans le mois, que nous avons émis le souhait de ne pas avoir d’enfant : que nous avons pris trop de place. Il m’est impossible d’être exhaustive concernant la dimension sociologique intemporelle qui s’extrait de cette nouvelle d’Henry James. Je conclurai alors simplement en disant que Daisy se fait le symbole d’une condition féminine vouée au jugement perpétuel et à la lapidation publique au moindre pas de travers. De travers en rapport à quoi ? A vous de juger et d’entamer, à votre tour, une remise en question et une déconstruction nécessaires en cette ère post-MeToo où l’on laisse encore un homme considéré comme fugitif par Interpol produire des films et être nominé douze fois aux Césars mais où au moins 175 féminicides dans l’année ne suffisent pas à ébranler notre conscience collective.

Daisy Miller, Henry James

Henry James a produit une autre nouvelle extrêmement intéressante, dont la symbolique est un peu plus ardue à saisir que celle de Daisy Miller. Changement total de décor et d’enjeux, The Beast in the Jungle nous raconte l’histoire d’un homme (John Marcher) animé d’un sombre pressentiment quant à un grand malheur. Cette épée de Damoclès qui pèse au dessus de sa tête ne le quitte pas, il est persuadé que quelque chose de terrible interviendra dans sa vie. Une femme, May Bartram, accepte de l’accompagner dans sa recherche. Ils développent des sentiments amoureux mutuels. En revanche, les recherches sont vaines. Aucun sombre dessein du destin n’est découvert, rien de tragique ne se passe. La nouvelle se termine par la mort du personnage féminin à cause d’une maladie sanguine rare. Notre protagoniste principal est écrasé de chagrin et se recueille sur sa tombe. Il se livre à quelques réflexions, alors qu’il aperçoit un homme dévasté par la tristesse, juste avant que la nouvelle ne se clôture. Que dire sur cette nouvelle qui nous décrit la quête d’une vie, une recherche sans relâche de quelque chose d’invisible mais d’infiniment terrifiant? May, alors qu’elle cède lentement à la maladie, comprend. Cette chose si effrayante qui peut détruire la vie d’un Homme, cette chose invisible et indescriptible que John appelle « la bête dans la jungle », c’est le gâchis. L’allégorie de la bête tapie derrière des buissons, rôdant, attendant le moment propice pour sauter sur sa proie, n’est autre que le fait de ne rien devenir. John consacre sa vie à la recherche de son grand malheur, ne conçoit ses relations aux autres qu’à travers ce prisme lugubre, jusqu’à faire passer les « peut-être que » malheureux devant les opportunités de bonheur. Cela, il s’en rend compte devant la tombe de May qui aurait pu être pour lui infiniment plus qu’une simple acolyte dans sa quête. La vraie grande catastrophe vers laquelle il a marché sans le savoir toute sa vie, c’est de réaliser qu’il n’a jamais vraiment vécu. The Beast in the Jungle devient alors un conte philosophique délicat et tragique à l’extrême, nous mettant en garde contre notre propension à tout analyser et notre besoin presque impulsif de toujours tout baliser pour éviter de se faire mal. Cette doctrine fataliste que John Marcher applique à l’extrême tout au long de la nouvelle, nous ne pouvons nous empêcher de le faire de manière certes plus subtile, mais aussi plus insidieuse. Qui peut assurer ne s’être jamais empêché de faire quelque chose par peur de l’échec et de ses dommages collatéraux ? Moi la première ai forcément laissé passer de jolies opportunités au profit d’une sécurité confortable mais superflue. Bien au-delà d’un carpe diem surfait, Henry James nous avertit tendrement des dangers de trop s’inquiéter et des dommages que cela peut entraîner. May, dans notre histoire, s’est vue refuser l’amour en retour de celui qu’elle donnait inconditionnellement. La potentielle relation amoureuse que John aurait pu vivre avec elle n’est révélée que lors de sa mort, élément déclencheur de la prise de conscience de ce dernier. Malheureusement, et c’est là que réside la dimension hautement tragique de la nouvelle, c’est trop tard. Un lecteur attentif aura saisi ces enjeux à la lecture de la nouvelle, un autre plus distrait sera allé voir sur SparksNotes deux jours avant son devoir. Dans tous les cas, il s’agit de tirer des leçons d’après les coups que les personnages prennent pour nous. Cinquante ans d’existence superficielle ne vaudront jamais un après-midi d’amour et de bonheur, James a su nous le faire comprendre tout en délicatesse et en bienveillance.

The Beast in the Jungle, Henry James

The Figure in the Carpet, dernière nouvelle sur laquelle nous nous arrêterons (promis),nous emmène encore plus profondément dans le symbolisme obscur. Le lecteur y suit la quête du narrateur, critique littéraire avide de reconnaissance, dont la vie tourne autour d’un immense secret: le sens caché d’un roman. Ses relations avec son collègue Georges Corvick et sa femme ne sont qu’une opportunité de plus de découvrir ce secret que l’écrivain Hugh Vereker décrit comme un «motif dans un tapis persan». Cet élément d’analyse si fondamental à côté duquel est passé le narrateur est décrit comme « un oiseau dans une cage», «un morceau de fromage dans une souricière», «un appât à l’hameçon». Difficile, en tant que lecteur de la nouvelle, de caresser l’espoir de percer ce secret. On voit mal le rapport entre une technique narrative (aussi particulière soit-elle) et un morceau de fromage, et c’est normal. Le personnage principal, lui s’échine à démystifier ces étranges métaphores. Lorsqu’il n’y parvient pas, il se lance dans une course contre la montre pour extraire des informations à ceux qui ont réussi là où il a échoué. Malheureusement pour lui, les détenteurs du secret de Vereker décèdent les uns après les autres. A chaque fois qu’une lueur de vérité lui semble à portée de main elle s’éteint, le replongeant dans le noir le plus complet quant au sens caché du roman de l’écrivain. Si le narrateur (qui ne porte d’ailleurs pas de nom) enchaîne les tentatives infructueuses, c’est parce que son approche du roman n’est pas pure. Je veux par là dire qu’il nous est d’emblée présenté comme pas particulièrement bon dans son domaine mais motivé par un constant besoin de reconnaissance sociale et professionnelle. Ses analyses et critiques littéraires ne sont pas le résultat d’une lecture guidée par sa sensibilité et ses émotions mais par l’appât du gain, ce qui expliquerait aussi partiellement sa médiocrité professionnelle. Le sens caché du roman de Vereker ne semble alors possible d’être démystifié que par une lecture dénuée de tout désir matériel superflu qui viendrait se mettre entre le lecteur et sa lecture. Il me semble qu’il faut y voir là une prise de position idéologique et philosophique selon laquelle certaines choses se comprennent avec les sentiments et le cœur ou ne se comprennent pas. Cette idée rejoint la nouvelle précédente (The Beast in the Jungle) en ça que de trop réfléchir brouille notre vision plus qu’autre chose, idée néanmoins nuancée par l’ajout de l’importance capitale des motivations derrières nos actes. Certaines choses ne peuvent être lues, faites, dites ou pensées qu’avec le cœur. Les mystères de notre monde ne peuvent pas tous être expliqués ou compris de manière pragmatique, certains se ressentent et c’est très bien comme ça. Dans The Figure in the Carpet il est insinué qu’à vouloir à tout prix créer du rendement, nous nous heurterons implacablement à des écueils créés par notre propre matérialisme.

The Figure in the Carpet, Henry James

Il me semble raisonnable de dire, après avoir partiellement décortiqué ces trois nouvelles, que, enfoui très profondément sous la difficulté apparente de son écriture, Henry James nous livre les plus beaux des secrets. Des vérités universelles qui aident à appréhender la vie de manière plus sereine. Ses nouvelles, véritables catharsis menant à un dénouement souvent tragique, font souffrir les personnages et tirent les leçons pour nous. Il faut creuser bien en dessous de la fiction, de la simple histoire divertissante que l’on oublie après l’avoir lue. Oui, Daisy décède de la malaria. Mais elle subit aussi une exécution sociale. Victime du sexisme et de la direction à la main de fer d’une vieille tante européenne, elle se retrouve au ban d’une société pseudo bien pensante mais certainement pas bienveillante et se trouve condamnée.

Le vrai malheur dans The Beast in The Jungle est la vie non vécue et la perte d’un amour non exploité. La mort de son «amoureuse» n’est pas le plus grand malheur dont il est question dans la nouvelle. Elle n’est que l’événement qui va déclencher la prise de conscience du protagoniste. Son grand malheur, c’est l’acte manqué.

Le narrateur de The Figure in the Carpet passe en effet sa vie à chercher le secret de l’œuvre de Vereker. Au delà de l’aspect totalement mono-maniaque de la nouvelle, c’est un conseil qu’il s’agit pour nous de découvrir. Le narrateur n’arrive pas à trouver le secret du roman car ses intentions ne sont pas pures. Il est animé par le désir de donner de l’élan à sa réputation alors qu’un livre se comprend avec les émotions ; le reste est superficiel. Alors que ses collègues et amis (et ceux qui ont compris le fameux secret) ont lu l’œuvre de Vereker avec un état d’esprit débarrassé de toute motivation égoïste et matérielle, le narrateur ne l’a envisagée que comme un moyen de profiter à ses aspirations personnelles. Il est dans les trois nouvelles question d’angle de vue, de la manière dont nous pouvons choisir d’appréhender les choses mais aussi de notre pouvoir d’action, des choix de vie que nous faisons. Tout comme dans le cas de The Figure in the Carpet, il m’a été impossible dans un premier temps de décoder l’œuvre d’Henry James. Il m’aura fallu trois bon mois avant de changer d’angle de vue et laisser mes propres émotions digérer les nouvelles. En réalité, il me fallait simplement les apprécier hors d’un cadre universitaire, sans penser au profit qu’engendrerait une compréhension complète (évidemment, une bonne note au devoir). Ces lectures ont déclenché chez moi une très sérieuse remise en question qui, je le pense sincèrement, m’ont permis de comprendre beaucoup de choses sur le monde qui m’entoure et sur ma manière d’interagir avec Autrui. Je ne peux que conseiller cet auteur dont les conseils et avertissements bienveillants font grandir et apaisent les tourbillons intérieurs parfois dévorants et accaparants. Prenez le temps de panser vos blessures, faites attention à vous et lisez Henry James !

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