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De l’espoir au chaos : la mort controversée de Jorge Eliecer Gaitan.

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De l’espoir au chaos : la mort controversée de Jorge Eliecer Gaitan. Posted on 1 février 2020

« Mataron a Gaitan ! »1. Le titre choisi par Herbert Braun en 1987 pour la traduction espagnole de son livre The assassination of Gaitan : public life and urban violence in Colombia, paru en 1985, se fait l’écho, 39 ans plus tard, de la voix du peuple colombien lors du 9 avril 1948.

Ce jour est entré dans l’histoire sous le nom du Bogotazo. Alors que Jorge Eliecer Gaitan, leader du parti libéral colombien, marche vers le lieu de son déjeuner, quatre coups de feu retentissent à 13h45. Trois d’entre eux touchent directement l’avocat de profession. Dix minutes plus tard, après une prise en charge pourtant rapide à l’hôpital le plus proche, le constat tombe : Gaitan est mort. « Mataron a Gaitan! » le peuple se fait le relais de cette information, non seulement à Bogota, sinon dans tout le pays : « est descendu sur tout le territoire de la République un mouvement de caractère révolutionnaire qui n’a pu être maîtrisé de manière concrète et absolue, sinon sept jours plus tard, le vendredi 16 avril [1948] »2. La Semana, journal hebdomadaire colombien, ajoute quelques lignes plus tard « à 13h55 disparaissait l’ordre et s’instaurait l’anarchie ».

Ricardo Restrepo, Cesó la horrible noche, 2014. Archivo Roberto Restrepo.

« Cette nuit-là, le ciel était rouge », Margarita Rodriguez Velasquez, 15 ans lors des événements du 9 avril 1948.

Preuve en est la mise à mort instantanée de Juan Roa Sierra, auteur des coups de feu et assassin avéré de Jorge Eliecer Gaitan, par la multitude présente sur la Septima. L’anarchie relatée par l’hebdomadaire prend peu à peu forme dans l’après-midi. Le peuple colombien porte le corps, mort, de Juan Roa Sierra devant le palais présidentiel, place Simon Bolivar, demandant des comptes au Président conservateur Laureano Gomez, persuadé que le pouvoir en place était à l’origine de cet assassinat. La corrélation était toute trouvée ; Gaitan était depuis la convention des députés libéraux, s’étant déroulée dans l’ombre de la IXè Conférence Panaméricaine, officiellement candidat à l’élection présidentielle de 1950. Le bilan est lourd dans tout le pays. Si les chiffres varient pour la ville de Bogota, l’hebdomadaire la Semana fait état de 17 morts ainsi que « d’innombrables blessés » à Cucuta, 20 morts à Bucaramanga, 1 mort à Neiva, 15 morts à Tolima ainsi que 50 blessés. Dans la région de Magdalena, aucun mort n’est à déplorer mais la manifestation organisée par une « junte révolutionnaire » a été réprimée par l’armée. Le mouvement révolutionnaire était en marche dans tout le pays. 3

« Mataron a Gaitan ! ». Le peuple colombien en était sûr : ils avaient tué Gaitan. Mais qui ? S’il semble être une évidence pour les millions de colombiens dans la rue le 9 avril 1948 que cet assassinat était l’oeuvre du gouvernement conservateur, il n’en existe aucune preuve. Cela semble même peu probable à dire vrai. Trois thèses sont avancées par M. Tahar Chaouch, auteur de La presencia de ausencia : Jorge Eliecer Gaitan y las desventuras del populismo en Colombia 4. En cause le pouvoir conservateur, la CIA et la théorie de l’assassinat isolé. Si la première a été expliquée auparavant et trouve du crédit de par l’importance des assassinats politiques dans le pays ; la seconde a du poids. En effet, en qualité d’avocat des ouvriers des bananerias victimes d’une tuerie en 1928, Jorge Eliecer Gaitan gagne le procès face à la United Fruits Company 5. Le pouvoir conservateur et l’influence américaine en sont alors touchés. Cela dit, l’un des accompagnateurs de Gaitan affirme le jour même aux micros du pays que le tireur semblait animé d’une haine qui ne pouvait être acheté 6. Le mystère autour de sa mort reste aujourd’hui entier. Mais comment expliquer cette réaction de la part du peuple colombien ?

« Gaitan s’est maintenu loyal et incorruptible à la philosophie libéral pendant 25 ans » Antonio Garcia Rossa, Gaitan y el problema de la revolucion.

Jorge Eliecer Gaitan s’est inscrit dans le Parti libéral depuis son enfance. Notamment avec le collège qu’il rejoint, réputé pour être fréquenté par les enfants de l’élite libérale, jusqu’à sa candidature officielle sous la bannière du parti pour les élections de 1950. Toute la question est de savoir quel type de libéral était-il 7. Là, l’opinion varie. Celui qui a choisi pour thèse « Les idées socialistes en Colombie » pour clore son parcours de droit à l’Universidad Nacional de Colombia, divise. Antonio Garcia Nossa développe dans son ouvrage Gaitan y el problema de la revolucion colombiana les visions des différentes entités politiques existantes en Colombie 8. L’on apprend ainsi que les conservateurs le voient comme « un simple, mais chanceux, démagogue qui a déchaîné les ressentiments des masses » ; que les communistes en ont fait un martyr après l’avoir accusé d’être « fasciste » ; ou encore que les libéraux eux-mêmes en ont une image très controversée.

Jorge Eliecer Gaitan divise au sein de l’élite politique du pays, jusque dans son propre parti. Mais qu’importe, il a basé le « programme de sa vie »9 sur deux axes : le désir révolutionnaire de transformation du peuple et la lutte contre l’oligarchie bipartite - conservatrice et libérale - qui se partage le pouvoir. « Les oligarques conservateurs ont collaboré avec toutes les corruptions des oligarques libéraux que nous critiquons, ils se sont enrichis avec le même argent, ont fait les mêmes contrats, n’ont aucune autorité morale parce qu’ils sont jumelés par le fait de spéculer sur les mêmes actions. » dénonçait Gaitan lors d’un discours faisant date, en mai 1946. Sa volonté d’émancipation du traditionnel bipartisme se note dès 1933, lorsqu’il fonde avec Carlos Arango Vélez La Union Nacional Izquierdista Revolucionaria. Après l’échec avéré de cette force politique alternative qu’a voulu proposer Gaitan aux colombiens, il se range de nouveau du côté libéral, dès 1935.

« Le peuple n’était ni libéral, ni conservateur. Il était gaitaniste » Hector Lordui, avocat, parti libéral.

Photo prise par Luis Alberto Gaitan « Lunga ». Source : Archivo Gaitan

Mais plus qu’un simple leader politique, Gaitan s’est fait caudillo du peuple10. Son origine modeste, son apparence reflétant ses origines indigènes, sa maîtrise parfaite de l’art oratoire, ainsi que le socialisme qu’il prône, en ont fait la figure du peuple, qui s’identifie facilement et place énormément d’espoir en lui. En 1940 par exemple, en qualité de ministre de l’éducation, Gaitan opte pour une politique sociale en proposant des réformes importantes : campagne d’alphabétisation, extension culturelle aux masses populaires et médianes, chaussures d’écoles rendues gratuites et restaurants scolaires pour tous, font partie de son programme. Si Gaitan ne fait pas l’unanimité pour autant au sein des chaumières colombiennes 11, il réussit néanmoins à « déchaîner les ressentiments des masses » et trancher avec le bipartisme traditionnel pour créer un peuple non plus conservateur ou libéral, sinon Gaitaniste.

Finalement son ascension politique, caractérisée par l’ambiguïté de son lien avec le libéralisme et son parti, prend brutalement fin en cet après-midi de printemps 1948. Il était amené à devenir président. Le peuple colombien avait foi en ce révolutionnaire conventionnel et son programme socialiste qui allait mettre fin à plus d’un siècle de lutte de pouvoir entre libéraux et conservateurs. Son enthousiasme, engendré par l’espoir placé en son caudillo, est mort avec lui et a vu l’avènement du chaos, régnant en maître sur la Colombie pour des décennies. Celui-ci se traduit historiquement par la période de La Violencia puis du conflit armé, qui continue de sévir aujourd’hui. Avec ou sans Gaitan, le peuple a fait sa révolution et le pays s’en retrouve transformé. Nul ne peut savoir ce qu’il serait advenu avec Jorge Eliecer Gaitan au pouvoir, mais sa figure a laissé un héritage certain. En témoigne sa popularité et les débats qu’elle suscite encore aujourd’hui, y compris auprès de la nouvelle génération pour laquelle le Bogotazo appartient plus à l’histoire qu’au souvenir.


1 Herbert Braun explique le choix de ce titre : « Mataron a Gaitan, no como una expression, tres palabras en boca de todos, sino como un hecho. », Mataron a Gaitan : vida publica y violencia urbana en Colombia, Herbert Braun, 2019 [1987]. Traduit de l’anglais par Hernando Valencia Goelkel, p15. 
2 Semana n°78, abril, 24 de 1948, p5. 
3 Il est très difficile de trouver des chiffres exactes et fiables de cette journée à Bogota. Ceux-ci varient entre 500 et 3 000 morts, mais aucune source fiable ne relate effectivement ces chiffres. 
4 Revista Iberoamericana de Filosofia, Politica y Humanidades, M. Tahar Chaouch, « La presencia de una ausencia : Jorge Eliecer Gaitan y las desventuras del populismo en Colombia ». vol. 11, num. 22, 2009, p251-252, Universidad de Sevilla, Sevilla, Espana. 
5 Après la tuerie de 1928 dans les bananerias de Colombie par la United Fruit Company, les ouvriers font grèves. Jorge Eliecer Gaitan prend leur défense, en tant qu’avocat, lors du procès. Il gagne le procès face à la United Fruit Company. Jorge Eliecer Gaitan fait connaître les faits à l’échelle nationale, notamment en lançant un débat à la Chambre des députés.
6 Semana n°78, abril, 24 de 1948, « El Asesinato ». 
7 Alejandro Vallejo, politicos en la intimidad, 1936, p36. Alfonso Lopez considerait qu’il y avait six ou sept classes de libéraux : réactionnaires, conservateurs, libéraux pro-gouvernement, libéraux anti-gouvernement, socialistes et révolutionnaires. 
8 Antonio Garcia Nossa, Gaitan y el problema de la revolucion colombiana, 2015. 
9 Antonio Garcia Nossa, Gaitan y el problema de la revolucion colombiana, 2015. 
10 Sur le lieu de son assassinat, sur la Septima, une plaque indique « Aqui cayo Jorge Eliecer Gaitan – caudillo del Pueblo. 9 de abril de 1948. », cf. photo. « Caudillo » définit la figure du leader, du chef ou du dirigeant. 
11 Herbert Braun, Mataron a Gaitan : vida publica y violencia urbana en Colombia, 1987. « Entre el pueblo habia muchos que lo querian ver muerto : ‘Ese negro malparido hijoeputa se la buscó’ me dijo alguno », p14. L’auteur confesse tout de même que son interlocuteur le lui avait dit « en una larga conversacion despues de que [habian] tomado mas de un aguardiente [alcool local] ».

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