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Colombie : un brasier pour muguet

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Colombie : un brasier pour muguet Posted on 18 octobre 2021

Le 28 avril dernier, la Colombie est à l’arrêt et tous ses citoyens sont dans la rue pour protester contre le décret d’une réforme fiscale imaginée par l’administration d’Ivan Duque. Près d’un mois plus tard, la Commission Interaméricaine des Droits Humains (CIDH) recensait 9 623 protestations dans tout le pays. Retour sur un mois d’agitation sociale sans précédent.

© @Juanografoo [Instagram], 2 mai 2021

Prise dans les tourments de la crise sanitaire, l’économie colombienne est en souffrance. Sur la dernière année, le PIB du pays affiche -6,2% et la dette a explosée. Si elle est très loin de celles affichées par les puissances étasunienne et japonaise par exemple, la Colombie ne jouit pas non plus de leur statut. La tolérance des institutions en charge est donc réduite et les organes décisionnaires la punissent sévèrement par le biais d’intérêts élevés. Le gouvernement d’Ivan Duque doit proposer une solution et met sur pied la Ley de solidaridad sostenible le 15 avril 2021. Décrite comme une loi à « caractère sociale qui vise à accroître les efforts contre l’inégalité et la pauvreté » par le Ministère des Finances, elle ne convainc pas pour autant les colombiens.

La réforme fiscale, toute la population au service de l’impôt

L’objectif affiché de la réforme aux 163 articles est de récolter 23 milliards de pesos colombianos (soit 5 075 417 euros). C’est la stratégie déployée qui fait débat puisque 73% de cette somme doit émaner du contribuable. Dès lors, le citoyen colombien doit payer une IVA (équivalent de la TVA) à hauteur de 19% sur l’eau, l’électricité, internet ou encore les services funéraires. Or, taxer ces produits et services de premières nécessités affecte directement les classes moyennes et plus modestes. A l’heure où la pandémie a vu fermer 500 000 commerces et s’élever le taux de chômage à 17%, tous les citoyens ne peuvent pas assumer une telle taxe.

L’un des marqueurs importants de cette mobilisation nationale est la pluralité des profils s’en allant protester. En effet, si les classes les plus modestes s’en retrouvent durement touchées, les plus aisées se sentent aussi menacées. C’est notamment du à la taxe spécifique pour les citoyens percevant plus de 2 350 872 pesos colombianos mensuel, (soit 520 euros, quand le salaire minimum est à 191 euros). Dès lors, c’est le pays tout entier qui sort manifester le 28 avril. Un fait particulièrement rare à en croire l’ex-maire de Cali, Maurice Armitage, qui explique à BBC Mundo : « C’est la première fois de ma vie que je vois les strates cinq et six angoissées », celles-ci correspondant aux niveaux les plus aisés de la société.

© @Juanografoo [Instagram], 16 mai 2021

Le gouvernement fait marche arrière, la mobilisation s’intensifie

Devant l’ampleur prise par les premiers jours de protestations, le président de la République Colombienne décide de retirer la Ley de solidaridad sostenible dès le 2 mai. Dans la lignée, il démet de ses fonctions son ministre des Finances, Alberto Carrasquilla, tête pensante du projet. Pour autant, la mobilisation ne s’arrête pas, un point de non-retour ayant été atteint. En effet, trois jours seulement après la première mobilisation, Ivan Duque envoyait l’armée dans les rues pour faire régner l’ordre. Prise dans une logique dissuasive dans un premier temps, cette décision couplée à la présence de l’Esmad (Escuadron Movil Anti-Disturbios) provoque la colère des citoyens qui se réclament de leur droit démocratique de manifester. Cette escouade ne jouit pas d’une bonne réputation au sein de la population colombienne, notamment depuis le décès de Dilan Cruz, étudiant de 18 ans, tué par l’Esmad en Novembre 2019.

C’est là le premier point explicatif de la poursuite du mouvement malgré le retrait de la réforme fiscale : la revendication d’un traitement différent par les autorités. En effet, elles ont été formées et entraînées dans le contexte du conflit armé, dans des efforts dirigés vers l’ennemi commun : les guerillas communistes. Or, encadrer une manifestation dont les membres ne sont plus l’ennemi national d’alors, sinon des citoyens, requiert des compétences et méthodes bien différentes. L’armée envoyée par Ivan Duque et l’Esmad ayant déjà fait montre de violences par le passé ne sont pas bienvenus dans les manifestations citoyennes.

© @udistrital.confesiones [Instagram]. Description : « Representación gráfica del « ESMAD » Escuadrón de la muerte »

Toujours en rapport avec le conflit armé, le mouvement revendique la nécessité de vivre dans un pays en paix. L’accord de 2016 négocié avec les FARC reste effectif, mais le mouvement ne considère pas qu’Ivan Duque ait appliqué ses promesses vis-à-vis des victimes. Il est notamment accusé de définancer les mécanismes de protections de celles-ci et de remettre en question la JEP (Jurisdiccion Especial para la Paz), organe de justice spécifiquement crée pour juger les coupables du conflit armé.

Enfin, la Colombie est le deuxième pays le plus inégalitaire en Amérique du Sud (derrière le Brésil), et le septième à l’échelle planétaire d’après la Banque Mondiale. Le mouvement réclame d’en finir avec le système clientéliste en place qui accroît les inégalités. Les répercussions sur les services, notamment en matière de santé et d’éducation, se vérifient par leur coût et affectent directement les classes les plus précaires qui s’en retrouvent privées.

Bilan et gestion de crise

Le 25 mai, après moins d’un mois de mobilisations nationales, la CIDH déclarait condamner « Les graves violations des droits humains dans le contexte des protestations en Colombie ». En l’espace de 28 jours, sur les 9 623 protestations recensées, plus de mille ont été le théâtre de décès, de disparitions, de blessures, ou encore d’agressions sexuelles. Parmi les décès, l’on compte notamment celui de Lucas Villa, figure du mouvement, qui devenait le 12 mai la quarante-deuxième victime avérée. L’ONU et les Etats-Unis ont demandé officiellement à l’exécutif colombien de retrouver les 346 disparus (chiffre d’Indepaz). En réponse, l’administration Duque a dépêché 35 équipes à travers tout le pays pour mener à bien ces recherches.

© @tembloresong [Instagram]
Description : « Faits de violences en marge du Paro Nacional entre le 28 avril et le 26 mai »

Dans une perspective d’apaisement, le gouvernement colombien a convoqué un CNP (Comité du Paro Nacional) dans le but d’ouvrir un dialogue entre le pouvoir central et les représentants du mouvement. Parmi ses membres, le Comité compte Jennifer Pedraza qui avait été une représentante étudiante dans les événements de 2019. Un choix d’importance quand l’on sait que la catégorie sociale étudiante est celle qui se mobilise le plus en Colombie au XXI ème siècle. Le gouvernement a notamment demandé au Comité de condamner le vandalisme et les blocus, quand le CNP, lui, exige le démembrement de l’Esmad, la démission et les excuses du ministre de l’Intérieur, et la libre visite de la Comission Interaméricaine des Droits de l’Homme en Colombie. L’une des problématiques majeures posée par ce dialogue est que le mouvement ne reconnaît pas forcément les membres du CNP comme leurs représentants. L’aboutissement à des accords ne marquerait donc pas assurément la fin des mobilisations sociales.

En définitive, la Colombie est le théâtre d’affrontements entre le pouvoir central et ses citoyens depuis plus d’un mois. Des scènes de violences atroces ont fait le tour des réseaux sociaux, braquant les yeux du monde sur la situation colombienne. Les conséquences sont nombreuses pour le pays. D’abord sur le plan humain avec toutes ses pertes, ses disparus et ses blessés qui feront date à coup sûr. Ensuite sur le plan économique puisque la Colombie n’a toujours pas solutionné la problématique due à la dette. Initialement prévue chez elle, la Copa America de football aurait pu permettre une rentrée d’argent conséquente, mais aux vues des événements, elle lui a été enlevée. Aussi, sur le plan sanitaire, les rues bondées en plein milieu d’une troisième vague laissent craindre le pire. Il faut s’attendre à ce que le virus continue de circuler. Fin avril, seulement 10% de la population avait eu accès à au moins une dose de vaccin, ce qui suscite une critique acerbe des colombiens vis-à-vis de l’action gouvernementale. D’un point de vu politique justement, les conséquences seront importantes à un an du prochain scrutin présidentiel. Nul doute que la gestion de ces événements comptera dans le résultat final. Enfin, c’est d’un déficit d’image à l’échelle mondiale que la Colombie va souffrir. Au cours du mois de mai, la faillite démocratique dans la gestion de crise a engendré des prises de positions à l’internationale, et notamment de l’ONU. Cela marque un sacré coup dur pour la Colombie, qui avait travaillé à la rénovation de son image ces dernières années, notamment sous l’impulsion de l’accord de paix avec les FARC en 2016.

Depuis le mois de mai, il semble que la donne ait peu changée en Colombie. Le président de la République de Colombie, Ivan Duque, paraît toujours intouchable malgré les nombreuses manifestations survenues ces derniers mois. Si les protestations dénoncent la corruption, la brutalité et le non-respect des droits de l’homme, les récents événements ne rassurent pas. En l’espace d’un mois, Indepaz a publié un rapport imputant l’assassinat de 116 leaders sociaux depuis le début de l’année 2021, de nouveaux affrontements ont eu lieu entre manifestants et membres de l’Esmad le 29 septembre dernier au cours d’un Paro Nacional ayant peu mobilisé et la Vice-Présidente Marta Lucia Ramirez a été ciblé par l’enquête des Pandora Papers pour fraude fiscale. Corruption, brutalité et bafouement des droits de l’homme, cette vieille rengaine colombienne tend à perdurer jusqu’aux élections présidentielles du 29 mai 2022… à moins que l’uribismo* et son candidat ne l’emportent une fois de plus, après plus d’une décennie au pouvoir.

*L’uribismo est un mouvement de pensée politique hérité d’Alvaro Uribe, président de la Colombie de 2002 à 2010. Il est encore très présent dans la politique national et place ses candidats à chaque élection. De telle sorte à ce que Santos (2010-2018) et Ivan Duque (président actuel) sont considérés comme ses héritiers directs.

Nathan Fouchet

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