Lorsqu’on regarde les statistiques de fréquentation des salles de théâtre, on constate que la part de la population qui s’y rend est assez faible : 16% des français entre 15 ans et plus sont allés voir une pièce de théâtre en 2003, et environ 1% ont fréquenté un festival de théâtre. On constate aussi une différence de fréquentation en fonction des catégories socioprofessionnelles : entre les taux de fréquentation des cadres et des professions intellectuelles « supérieures », et celle de la catégorie socioprofessionnelle la moins pénétrée (ouvriers, agriculteurs,…), on observe un écart de 1 à 6. Selon un sondage réalisé au Lycée Romain-Rolland (Île-de-France) en 1980 (certes daté, mais les réponses y sont intéressantes), on demande aux sondés la raison pour laquelle ils ne vont pas au théâtre. L’une des réponses est que le choix d’une pièce de théâtre est difficile car peu médiatisé. Le manque de publicité, en comparaison avec celle dont bénéficie un film à sa sortie, joue donc dans la fréquentation des théâtres. Les sondés évoquent également la question de l’absence de besoin d’aller au théâtre « Je ne vais pas au théâtre car cela ne me vient pas à l’idée » . Et les auteurs de conclure : « ce « besoin, on le sait, est culturel. Pour ces adolescents, le « besoin » du cinéma a été produit, mais pas celui du théâtre ».
Si la publicité est peu présente en ce qui concerne le théâtre, et que par conséquent le besoin d’aller voir un spectacle n’est pas produit dans notre société, pourquoi ne pas exposer ici tout ce qui fait la spécificité du théâtre, et par la même occasion donner envie aux gens d’y aller, provoquer ce besoin ?
La comparaison entre un film et une pièce de théâtre a été faite plus haut, et on peut effectivement se demander : pourquoi aller au théâtre, faire le déplacement, payer sa place, alors qu’on peut aisément rester chez soi, télécharger un film gratuitement et le regarder ? Mais le théâtre c’est tout autre chose qu’un film en trois dimensions. Il a la particularité d’être à la fois un art et un lieu, ce qui lui donne de multiples richesses. C’est un lieu de rencontre : dans beaucoup de théâtre il y a un espace dans lequel on peut se rencontrer, boire, manger. C’est un lieu profondément social. Un lieu où on se réunit. Parfois même on peut y rencontrer les artistes, discuter avec eux, lors de ce qu’on appelle un bord plateau, ou même autour du bar.
Aller voir une pièce de théâtre, c’est toute une aventure.
On enfile son manteau et on sort de chez soi. Le trajet jusqu’au théâtre fait partie du spectacle à part entière, déjà, on rentre dans un tout autre état d’esprit : ce soir, on va découvrir une nouvelle histoire, on va rencontrer des gens, peut être des amis, leur parler…On a hâte d’arriver, et si on ne sait pas encore si on va apprécier ou non ce qu’on va voir, ça fait partie du jeu !
Soudain, une foule, de la lumière : perdus dans nos pensées, nous voilà déjà arrivés devant le théâtre. Tout de suite, on oublie tout de notre vie quotidienne, on plonge dans un autre monde. Une foule de gens s’amasse à l’intérieur et à l’extérieur. Certains font la queue pour leurs billets, d’autres discutent tranquillement devant les portes. Peut être que l’on retrouve quelques amis venus pour assister à la pièce avec nous, ou peut être que l’on prend simplement le temps d’apprécier toute cette effervescence, et l’attente excitée qui se dégage de la foule. Après quelques temps, les portes du théâtre s’ouvrent : c’est l’heure de rentrer dans la salle. Les gens s’agitent, se regroupent devant les entrées et s’écoulent lentement à l’intérieur, un à un comme les grains d’un sablier. Enfin, c’est notre tour. On tend notre billet à l’ouvreur en face de nous qui le déchire, « Bon spectacle ! », merci et nous voilà propulsés dans la grande salle. Un petit couloir sombre et puis l’espace s’ouvre devant nous : le plafond haut, les sièges qui s’étalent devant nous, la scène. Happé par cet espace envoûtant, on avance, on cherche notre place. Une fois trouvée, on s’assoit et on attend que tout le monde soit installé.
Enfin, le spectacle peut commencer. Les lumières sur les gradins s’éteignent doucement, la scène s’allume, et nous voilà plongés dans un tout autre univers, haut en couleur et en relief. L’espace entier nous englobe, le son, les lumières, c’est comme si on était plongés à l’intérieur de l’histoire qu’on nous raconte, comme un rêve éveillé. Les acteurs en face de nous, et parfois même dans le public, sont bien réels. Ils jouent avec la relation au public et avec l’espace que fournit le théâtre : on ne sait jamais sur quelle forme on va tomber, quelles surprises nous sont réservées. Que ce soit le spectacle de Joël Pommerat, Ah ça ira, fin de Louis (1) où les acteurs investissent les gradins comme s’il s’agissait d’une assemblée et où l’on est pris entre les dialogues, ou bien le spectacle de Alexis Auffray, Maroussia Diaz Verbèke et Fragan Gehlker, Le vide, essai de cirque, où l’on rentre dans le théâtre par les coulisses et où l’on s’assoit en cercle sur la scène pour regarder un acrobate grimper à la corde jusque dans les cintres au dessus de la scène, les pièces de théâtre ont le don de nous surprendre et de toujours réinventer les formes et l’espace.
Prenons le spectacle Tous des oiseaux , de Wajdi Mouawad. On suit l’histoire de Wahida et Eitan, qui s’aiment d’un amour puissant, improbable, mais que leurs origines et leurs histoires vont séparer malgré eux. On suit aussi à travers leur histoire, celle, plus large, de deux civilisations qui s’entrechoquent et luttent depuis des années, sans trouver de répit à leur conflit. On assiste ensemble à cette histoire fragile, prenante, épique, émouvante, on respire ensemble et l’on retient notre souffle à chaque péripétie, on a peur, on pleure et on rit ensemble. Le théâtre c’est aussi le lieu des émotions partagées, de la catharsis1, on y vient pour éprouver des choses ensemble, pour rêver un peu, aussi.
Le spectacle se termine, la salle applaudit, frénétiquement ou plus faiblement selon la représentation, les acteurs saluent, remercient les techniciens (toujours cette notion du collectif qui opère), sortent de scène, et la salle commence à se vider lentement. Certains s’attardent à discuter dans la salle, encore imprégnés de ce qu’ils viennent de voir, d’autre se retrouvent au bar, et discutent autour d’un verre, et d’autres encore rentrent chez eux, la tête pleine d’images.
La dimension profondément sociale et collective du théâtre évoquée plus haut est aussi à l’œuvre lors de la représentation : on rigole ensemble, on ressent ensemble, on applaudit ensemble, les réactions du public participent au spectacle. Le théâtre est le lieu du présent : chaque représentation est unique en elle même, et également unique du point de vue de chaque spectateur. C’est comme un petit trésor que l’on nous offre, que nous finissons de façonner nous même par le regard que l’on y porte. C’est cette dimension profondément humaine, sociale et collective du théâtre qui le distingue à mon sens du cinéma, et qui me donne envie de le partager avec vous au travers de cet article.
Alors effectivement, aller au théâtre ça a un prix, mais comme une place de cinéma, un DVD ou un abonnement Netflix. Alors, pourquoi ne pas tenter l’aventure ?
1 Catharsis signifie (selon Aristote), la purification de l’âme délivrée de ses passions chez le spectateur d’une pièce de théâtre dramatique.
Sources :
Aller au théâtre : sondage , Maurice Audebert et Guy Bruit
Les publics du spectacle vivant, Bureau de l’observation du spectacle vivant