Le rock : faire un « m » avec ses doigts, mimer une guitare entre ses mains, sauter, crier, danser sans retenue … L’expression de la force vitale dans toute sa splendeur, au service d’une musique populaire qui rassemble. Pourtant, le rock demeure le grand absent dans le panorama musical, le marginalisé des grandes institutions de la musique, une « musique de voyou » qu’il est parfois difficile d’assumer.
Le 19 janvier 2021, inquiets de la situation sanitaire qui paralyse depuis plus d’un an le monde de la culture, la communication officielle du Hellfest, plus grand festival de France, adresse une lettre plutôt crue à la Ministre de la culture. Dans cette lettre, on trouve ces mots :
« Du 18 au 20 juin prochain doit se tenir sur la commune de Clisson en Loire-Atlantique, le plus important (et coûteux !) festival de musiques actuelles de France. Cela va vous surprendre, mais il ne s’agit pas d’un évènement où viennent se produire les plus grandes stars de variété française, mais bien d’un festival faisant honneur aux musiques dites « extrêmes » (Hard Rock, Punk Rock, Rock’n’roll, Metal, etc.). Surprenant n’est-ce pas ? Ces mêmes musiques qu’on ne voit ni n’entend à la télévision et auxquelles la très officielle cérémonie des Victoires de la musique ne semble toujours pas prêter attention (mais c’est un autre débat, nous vous l’accordons). »
Le rock et ces dérivés extrêmes, semble encore aujourd’hui un style de musique marginalisé, malgré son grand succès auprès de la population. Alors pourquoi le rock dérange ?
La naissance du rock
Rappelons-nous de ses débuts difficiles : apparut dans les années 1950 aux Etats-Unis, rencontre entre jazz, blues et folk (country, bluegrass, etc.), sous l’égide du célèbre Elvis Presley (mais aussi Bill Halley, Chuck Berry, Jerry Lee Lewis), le rock’n roll est extrêmement choquant pour l’époque. Pantalon moulant, veste en strass, chemise outrageusement ouverte, déhanché sensuel, paroles équivoques, rythme invitant à danser de façon frénétique et incontrôlée, le rock est symbole de libération, de prise de pouvoir contre les élites classieuses et raffinés. Le rock devient une musique populaire par excellence, méprisée par les hautes sphères de l’aristocratie, comme une musique dégénérescente et vulgaire. « Rock » signifie en effet étymologiquement « pierre », ou autrement dit « dur », et « rock’n roll », « pierre qui roule », référence à ses accords de guitare appuyés parfois jusqu’à saturation, à ses percussions énergiques, et ses envolées graves puissantes.
Une archive du journal L’Express, paru le 29/09/1956, un article « rock’n roll, la musique qui rend fou », analyse ce tout nouveau phénomène. Après avoir étudié les diverses réactions plus que réfractaires au rock - les parents le redoutent, les policiers le punissent, les prêtres le condamnent - en raison de son « caractère sexuel », de son apparente « transe », le/la journaliste nous propose la réponse de spécialistes du corps médical :
« Consultés, les psychiatres se sont emparés de l’affaire. Selon eux, la situation n’est pas dramatique et le succès du « rock’n’roll » s’expliquerait surtout par le besoin des jeunes de participer à un enthousiasme collectif dont la vie américaine ne leur offre pas l’occasion. Mais ce succès ne différerait guère de celui du swing à la veille de la dernière guerre ou du « ragtime » en 1920. « Le « rock’ roll», a dit un psychologue, n’est pas plus dangereux pour la jeunesse que le «charleston.» Mais les parents américains - et les critiques musicaux - continuent cependant d’y voir surtout « une musique de voyous ». »
La censure
Le rock sera alors totalement censuré par les médias : les radios le boycottent, quand ce ne sont pas des critiques ouvertes, les groupes rock sont interdits de concert (ce sera le cas de Johnny Halliday et du groupe The Kinks entre autres), on casse des CD en direct… On pense alors tout de suite au film Good Morning England de Richard Curtis, paru en 2009 : une joyeuse bande d’aficionados du rock le propulse à grandes ondes depuis leur cargo en plein milieu de la mer du nord, alors protégés des interdictions légales du territoire anglais. Cette histoire de « radio pirate » fictive raconte bien le repoussement de la société anglaise face au rock : bien que rencontrant un succès fulgurant dans les pays du monde entier, le rock ne bénéficie de « 45 minutes d’antenne par jour » sur la BBC. Le rock froisse la bonne morale catholique d’Angleterre, les parents redoutent l’influence néfaste de ces rythmes langoureux et provocateurs. Le film lui-même connaîtra à sa sortie un échec commercial : le monde n’est toujours pas prêt pour le rock.
Le rock devra alors séduire de toutes les façons : en s’insufflant de partout, en rencontrant d’autres genres musicaux, il a tenté de se faire une place. On sait notamment que les Beatles ont dû jouer un rôle de gendre idéal - coupe au bol impeccable, costume trois pièces, paroles romantiques très « gentleman », et ce, malgré leurs origines populaires. Au contraire, leur « alter-ego maléfique », les Rolling Stones, viendraient de familles plus aisées, et pour se démarquer, jouent d’une image volontairement « bad-boy », langue tirée provocante et nouveau look rock inspiré des quartiers populaires et des prisonniers : cheveux ébouriffés, vestes en cuir, chaînes métalliques et noir autour des yeux. Peu à peu les styles se mélangeront avec arrogance : petit veston sur chemise volontairement débraillée, jean écorché porté avec des mocassins, out fit monochrome moulant au couleur vives, chapelet doré sur torse dénudé… La liberté jusqu’au bout !
Le rock continue de se développer, et s’est alors davantage radicalisé dans les années 60, avec l’apparition du hard-rock, du heavy metal (de la pierre, on passe au fer) puis du death-metal: toujours plus de décibels, de guitares saturées, de hurlements au micro : on pense alors à ACDC, Iron Maiden, Ramnstein, … Le heavy metal qui, dans sa construction, se rapproche plus d’une symphonie que du rock, tant les lignes mélodiques sont chargées et se chevauchent !
Le rock aujourd’hui
Depuis lors, le rock est partout, les sous-genres se sont multipliés : du plus sautillant au plus gras, du plus hard au plus soft, du rock’n roll au rockabilly, du folk au punk, du heavy au death metal, de l’indie au romantic, de l’aternative au symphonic, du plus classique ou plus moderne, difficile aujourd’hui de déterminer ce qui est rock et ce qui ne l’est pas. Le rock a su faire des enfants de partout, et jouer de son image selon les époques et les contextes.
Néanmoins, le rock reste un genre de musique relativement récent (pas même un siècle d’existence), et souffre encore de cette idée commune que la longévité permet la légitimité. De plus, le rock ne cesse de représenter dans l’imaginaire collectif « une musique sauvage », qui appartient aux classes populaires. Dans les cérémonies officielles, le « rock » est quasi absent, ou alors toujours incarné par des groupes aux accents pop, à l’image lisse : en France, Indochine, BB Brunes, Radio Elvis entre autres. On n’oublie pas néanmoins le groupe Téléphone, avec son rock plus énergique, qui a su tirer son épingle du jeu. Le rap, symbole des classes populaires urbaines, entre aussi timidement dans les remises de prix. Aujourd’hui, ces genres populaires attirent en effet les regards des élites qui veulent se moderniser, et pensent faire acte de rébellion en écoutant ces « musiques de jeunes », avoir une attitude « rock ».
Malgré le manque de visibilité et de représentation du rock dans sa diversité, dans les cafés, dans les salles de concerts (pensons aux attentats du Bataclan, c’était un groupe de metal, « Eagles of Death Metal »), dans les festivals - le festival Hellfest, cité précédemment, bat tous les records chaque année avec 2,5 millions d’euro de budget et 180 000 festivaliers -, le rock résonne, s’exprime, et ne cesse de remuer les foules. Alors pourquoi continuer de le nier ?
C’est que cette expression si forte de la liberté fait peur. Le rock est depuis toujours victime d’une immense idée reçue : son apparence incontrôlée, ses spectateurs comme possédés, hurlant, sautant, donne l’image d’un genre de musique éveillant des instincts sombres, des pulsions dangereuses. Ce serait pourtant tout l’inverse ; non seulement il ne serait pas dangereux, mais en plus il serait même bénéfique. Lâcher prise, s’abandonner dans un élan collectif, danser et chanter jusqu’à en perdre haleine, aurait un véritable pouvoir cathartique qu’il ne faut pas négliger. En effet, rien ne prouve qu’on compte, parmi les auditeurs de rocks, davantage de personnes violentes, de criminels ou de hors-la-loi, bien au contraire (malgré ce qu’en disent les élites religieuses). Le rock tend heureusement à se démocratiser, et sa population est plus diversifiée qu’on ne le pense. Tout le monde peut goûter au rock et se laisser séduire. Alors headbangons et pogotons : ça fait un bien fou !