Aimé Giral, Maurice Boyau, Alfred Armandie, sont pour les aficionados de l’ovalie des noms de stades où se jouent, une fois le week-end venu, de grande confrontation en championnat. Outre de faire référence à l’élite du rugby français, ces joueurs éponymes ont connu leurs succès tant sur le terrain que sur le champ de bataille.
Ce sont les Britanniques qui introduisent la pratique du rugby en France dans les années 1870. En 1872, le premier club est fondé au Havre sous le nom du Havre Athletic Club. Le rugby s’implante peu à peu en région parisienne, puis se diffuse dans le bassin de la Garonne avec la création du Stade bordelais en 1889 et du Stade toulousain en 1907. En Auvergne, l’ASM Clermont n’est fondé qu’en 1911. De plus, en 1900, sous l’impulsion de Pierre de Coubertin, le rugby à XV devient un sport pratiqué aux Jeux Olympiques de Paris, et dix ans plus tard, la France affronte pour la première fois les quatre nations des iles britanniques dans le Tournoi des Cinq Nations. A l’entrée en guerre, le rugby à XV français commence tout juste à se structurer. Et les athlètes de « haut-niveau » comme pour l’ensemble de disciplines sportives, restent encore des amateurs affiliés à l’USFSA (Union des sociétés françaises des sports athlétiques), qui lance malgré la mobilisation, la Coupe d’Espérance pour les rugbymen non mobilisés lors de la saison 1914-1915.
Lorsque l’ordre de mobilisation générale est lancé par le gouvernement français le 2 août 1914, l’ensemble des hommes aptes et en âge de combattre sont touchés par cet appel. Il est donc logique de retrouver dans les contingents armés, des adeptes de l’ovalie. L’Auto, un magazine de la première partie du XXème consacré à l’automobile, au cyclisme, à l’athlétisme ainsi que l’escrime, incite les athlètes à s’engager dans l’armée avec « le même élan que celui qui les pousse vers les cages adverses »[1].
[1] Terret Thierry, Histoire du sport, Que sais-je ?, Paris, 2007.
Le rugby, impacté par la Grande Guerre.
Michel Merckel[1] estime à 424 sportifs de « haut-niveau » décédés dont 121 sont des rugbymen -les rugbymen amateurs sont exclus de ce comptage - et 21 sont des internationaux français. Pour rappel, ce sport implique 30 joueurs sur le terrain. Parmi les victimes, le jeune demi-ouverture de Perpignan, Aimé Giral devenu un héro dans sa région grâce à sa botte victorieuse en finale de championnat de France à Tarbes, mais qui perd la vie dans la Marne en juillet 1915. Ou encore le troisième ligne Maurice Boyau, qui compte six sélections en équipe de France dont deux fois en tant que capitaine. Avant son décès en septembre 1918, ce militaire de métier est devenu le cinquième AS français. En septembre 1914, c’est Alfred Maysonnié qui est tué par une balle ennemie . Il a été capitaine et demi-ouverture du Stade toulousain lors de l’épopée victorieuse en 1912, et a réalisé le premier tournoi de Cinq Nations en 1910 sous le maillot tricolore. Rolland Garros, fait également parti des pertes enregistrées par le Stade français. Les équipes et clubs anglais, gallois, écossais, irlandais, néo-zélandais, sud-africain, et australiens sont également impactés par les « boucheries » de la guerre. L’Angleterre et l’Ecosse sont les nations les plus touchées. Le XV du trèfle perd, quant à lui 9 de ses joueurs, dont Basil Maclear, sélectionné onze fois et mort à Ypres en mai 1915. Les Néo-Zélandais sont amputés de leur leader légendaire Dave Gallaher, vingt-sept fois capitaine, notamment lors de la tournée des insulaires en Europe, où ils acquièrent leurs surnoms « All Blacks ».
Rémy Pech explique ce lourd tribut du rugby par l’appartenance sociologique des soldats/joueurs. Pour beaucoup « issus de la bourgeoisie […] il y avait parmi eux de nombreux sous-officiers de réserve. […] Il fallait que les sous-officiers sortent de la tranchée avant les hommes »[2]. En effet, le rugby n’est pas un sport pratiqué par des catégories sociales rurales ou populaires, mais par une majorité d’élites bourgeoises et instruites. Le Stade Toulousain, par exemple, est fondé par la fusion de deux équipes estudiantines et l’ASM Clermont par le fils et neveu des fondateurs de la société Michelin.
Des matchs et des obus,
Nombreux sont les journaux de l’époque qui soulignent les besoins essentiels des soldats de se divertir et pratiquer une activité sportive. L’Auto le 16 octobre 1915 titre une rubrique « Des ballons, S.V.P. pour les soldats ! » ce qui fait écho au 21 avril 1916, où Œuvre fait apparaitre « Parmi tous les objets que réclament nos poilus figurent plus particulièrement des ballons et gants de boxe ! ». Le sport se relève être un exutoire pour les hommes au front. Entre deux campagnes militaires, pendant les temps de pause qu’instaure la guerre de position, les soldats se divertissent par des moments ludiques de jeu sportif. La pratique sportive devient une occupation et un moment salutaire. L’Etat-major encourage les rencontres entre « poilus » en marge des combats dans les tranchées, pour entretenir les corps, soulager les esprits mais aussi pour souder les régiments. De plus, ces rencontres permettent de couper de la routine morbide et du marasme du front, d’ailleurs Géo André, joueur de rugby et journaliste à ses heures perdues décrit dans La Vie au grand air, à l’occasion du match qui oppose les troupes néo-zélandaises à celle françaises, en avril 1917: « une sensation de paix » partagée par les joueurs sur le terrain, qui contraste avec la guerre qui fait rage sur le front de l’Est français. Les troupes françaises affrontent donc régulièrement pendant la guerre, leurs homologues anglophones dans l’arrière-front, afin d’éviter les problèmes de communication en première ligne. De plus, comme en témoignent certains quotidiens, des équipes se créent dans les bataillons, une équipe militaire française de rugby voit le jour. Cette dernière affronte, son équivalent néo-zélandais lors d’un match le 8 avril 1917 à Vincennes. Les Néo-zélandais s’imposent 40 à 0, mais pour Alexandre Lafon[3] « il s’agit d’un match de gala qui favorise la cohésion des armées. Et puis, il y a un aspect de propagande : la presse montre au grand public la beauté, le charisme de ces forces armées qui illustrent la bonne entente entre les alliés, avec des sportifs mobilisés sur le terrain de rugby comme sur le terrain militaire ».
La pratique du rugby permet des moments de communion entre les corps, d’une même équipe mais aussi de l’équipe adverse, car pour qu’une mêlée fonctionne, il faut deux packs bien coordonnés et liés. Cependant, ces périodes de pauses sont plus rares que les moments de combat de corps à corps lors des raids dans les tranchées. Néanmoins, la pratique du rugby en marge des combats a contribué à la diffusion de ce sport dans les couches plus populaires.
Le rugby un sport de combat ?
Les presses alliées se servent de manière régulière de cette comparaison entre les qualités des sportifs et les conditions nécessaires pour être un bon combattant. Ils soulignent la préparation et la condition physique acquise par le sport et qui est nécessaire dans l’exercice militaire. Ainsi, des analogies sont faites entre une escadrille et une équipe de rugby. De plus, les valeurs du rugby trouvent une parfaite raisonnance dans celles véhiculées par l’armée et par ce que demande la guerre et les combats : solidarité, fraternité, esprit d’équipe, courage, vaillance, persévérance dans l’effort, capacité de supporter la souffrance…
Pierre Conquet décrit la mêlée comme un « formidable creuset de solidarité »[4] par le toucher et la proximité corporelle dans la pratique du rugby et plus particulièrement lors de la mêlée, une communauté se crée. Par la poussée en mêlée, et les phases de regroupements –comme le maul, le rush…- pour S. Darbon[5], le rugby- le rugby à XV- est « un sport de combat collectif » et non de contact. Cette vision du rugby entre en corrélation avec la conception de la guerre, puisque le combat collectif est de repousser l’avancée des adversaires (rugby)/ ennemi (guerre) ou au contraire poursuivre sa percée dans le camp opposé. Et la ligne de hors-jeu comme l’impérative règle de reléguer le ballon en arrière crée une ligne de front. Pour S. Darbon, la cible est le corps de l’adversaire et non le ballon, comme le témoigne le plaquage. Puis, dans la figure du co-équipier qui « fait le ménage » c’est-à-dire facilite l’extraction du ballon ou empêche les adversaires de s’en emparer, l’anthropologue y voit le sacrifice de soi au profit du groupe, car ce n’est que dans le collectif que l’individu est utile.
C’est cet « esprit de corps » (R. Fassolette) qu’on retrouve dans les contingents armés de la Première Guerre Mondiale. Beaucoup montrent que la pratique du sport et notamment collectif, produit des citoyens et de patriotes. De plus, selon Mary Douglas « la solidarité signifie qu’il y a des individus qui sont prêts à souffrir au nom du groupe et qui attentent des autres le même comportement en leur faveur. Toutes ces questions […] touchent à notre sentiment intime de loyauté et du sacré »[6]. Cela n’est pas sans rappeler ce qui unit les soldats mais également les rugbymen. Jouer pour une équipe nationale ou pour un club local, exacerbe et crée un sentiment d’appartenance à la communauté pour qui on se bat et qu’on défend par le jeu. Il est donc légitime de mettre en lien ce sentiment d’appartenance à celui patriotique réclamé lors d’une guerre. Il ne s’agit pas, toutefois, de dire qu’un joueur de rugby fait meilleur soldat qu’un autre individu. Juste de montrer qu’il est possible de comparer les systèmes de valeurs du rugby et de la guerre.
Conclusion : ne pas oubliez !
Aujourd’hui la commémoration de ces héros des terrains et des combats sont l’œuvre des instances fédérales et des clubs. Le souvenir des poilus et joueurs reste présent dans les mémoires et dans l’urbanisme sportif. À Toulouse, au stade Ernest Wallon, une stèle commémorative rappelle aux supporters, spectateurs occasionnels et stadistes, le souvenir de joueurs morts pour la France depuis la Première Guerre mondiale. Toujours dans la Ville rose, L’Héraclès archer, rend hommage aux sportifs morts pendant 14-18 et plus particulièrement à Alfred Maysonnié, une commémoration au moment de l’armistice du 11 novembre y est rendue tous les ans en présence de joueurs[7]. En 2013, la finale de TOP 14 durant laquelle s’affrontaient le Castres Olympique et le Rugby Club Toulon (RCT), a été un moment pour rappeler le souvenir des joueurs-soldats de la Grande guerre. A Mayol, le stade du RCT qui perdit 28 joueurs de son effectif, une stèle commémorative a aussi été installée. A Twickenham, l’antre du rugby anglais, la porte « Rose and poppies » est entièrement décorée de coquelicots –la fleur du souvenir pour les Britanniques- réalisés à partir de douilles d’obus.
Enfin, depuis 2000 le trophée Dave Gallaher est initialement remis au vainqueur du premier France-Nouvelle-Zélande de l’année. Sur les 14 matchs du trophée Dave Gallaher, la France l’a hébergé une fois, après un match nul contre les All black à Murrayfield.
[1] Merckel Michel, 14-18, le sport sort des tranchés : un héritage inattendu de la Grande Guerre, Broché, Paris, 2017.
[2] Trouillard Stéphanie, « Grande Guerre : le lourd tribut des rugbymen français », France 24 [en ligne], 31 mai 2014.
[3] Pécout Adrien, « En Nouvelle-Zélande, la mémoire du rugby se conjugue avec celle de la guerre 14-18 », Le Monde, 11 novembre 2017.
[4] Conquet Pierre, Les fondamentaux du rugby moderne, Vigot, Aurillac, 1994.
[5] Darbon Sébastien, « Pour une anthropologie des pratiques sportives. Propriétés formelles et rapport au corps dans le rugby à XV », Techniques & Culture, n°39, 2002.
[6] Douglas, Mary, Comment pensent les institutions. Paris, La Découverte/MAUSS.1999
[7] Lafon Alexandre, « le rugby et la grande guerre », Le Monde, 28 mai 2014.