Dans la sphère artistique mondiale, les années 1970 voient émerger une nouvelle génération d’artistes, qui bousculent les codes de la société. Ils souhaitent s’affirmer, à la fois politiquement et socialement, en appuyant des causes qui leur tiennent à cœur. Adrian Piper, artiste et philosophe américaine, évolue avec cette génération et rend compte, à travers ses œuvres, de ce monde dans lequel elle vit. Elle accorde de l’importance aux questionnements portant sur l’identité, dans une société où le genre et la « race »[1] sont pourtant remis en question.
En tant que femme blanche, d’origine afro-américaine, elle est directement concernée. Se positionner quant à son identité, à son corps[2], n’est pas chose aisée dans cette société qu’elle voudrait « sans impairs racistes ou sexistes »[3]. Un double enjeu apparaît alors : assumer et être fière de son identité dans son soi intérieur, et se faire ‘accepter’ tel quel dans cette société en question.
Dans ces mêmes années, le mouvement féministe prend de l’ampleur: aux Etats-Unis notamment, mais également dans d’autres pays comme la France ou le Royaume-Uni - même si quelques années de transition sont à noter[4]-. En tant que femme, artiste qui plus est, elle défend les libertés des femmes, dans la société et dans le monde artistique.
Le genre et la « race » sont deux engagements forts. Cependant, dans le cas d’Adrian Piper, l’un prend le pas sur l’autre. En effet, selon ses dires, « avant que je ne remette en question mon identité, quand tout le monde pensait que j’étais blanche, tout allait bien. Beaucoup de portes me sont fermées parce que je suis noire et non pas parce que je suis une femme. C’est ma race qui a été un obstacle dans ma vie. »[5]. Elle parle d’une « maladie sociale »[6] qu’il faudrait éradiquer pour davantage de « tolérance ». Plusieurs actions réalisées au cours de sa carrière prennent en compte ce double enjeu.
The mythic being[7], performance où Adrian Piper sort dans les rues habillée en « jeune urbain noir stéréotypé »[8], portant la moustache, une coiffure afro et des lunettes de soleil, en atteste.
La montée du féminisme dans ces mêmes années et les textes des théoriciennes et historiennes de l’art telles que Linda Nochlin ou Lucy Lippard[9], ne passent pas inaperçus non plus et influencent certainement ses actions.
En camouflant et déguisant (au sens propre comme au sens figuré) son identité personnelle, Adrian Piper tente de faire réfléchir le public. Le but n’est en effet pas de considérer le passant comme un spectateur malgré lui vis-à-vis de l’œuvre, mais d’engager un processus de réflexion[10]. L’artiste intitule d’ailleurs une de ses séries Catalysis [11], la catalyse étant un phénomène utilisé en chimie qui permet de faire ralentir ou accélérer une réaction, sous l’effet d’un catalyseur – qui ne reçoit lui, aucune transformation –[12]. Le catalyseur étant alors l’artiste et le récepteur le passant. En tentant de faire naître une réflexion, elle oblige « les passants à se confronter à leurs préconceptions sociales de race, de genre et de classe. »[13].
En ne prônant pas le statut artistique de l’œuvre, Adrian piper s’attaque indirectement au marché de l’art contemporain. Par extension, elle s’en prend également à la politique et au politiquement correct. Un double message émane de ses œuvres, à la fois politique et social.
Le fait de s’inscrire, en 1971, en licence de philosophie à New York ne fait qu’accentuer l’aspect théorique et artistique, que l’on retrouve au sein de ses œuvres. Un master et un doctorat plus tard, elle devient en 1991 la première femme afro-américaine à recevoir le titre de professeur titulaire aux Etats-Unis[14].
A travers ses œuvres et ses textes, à la fois artistiques et philosophiques, Adrian Piper témoigne de la société dans laquelle elle évolue et défend sa position de femme, de femme de couleur et d’artiste. Elle rêve d’une société (utopique?), où son identité ne poserait pas problème, où chaque être humain serait égal aux autres et libre de droits[15]; mais finit par avouer que dans une telle société, ses actions n’auraient plus lieu d’être[16]. On imagine qu’il y aurait d’autres causes à défendre.
[1] « Le mot ‘race’ désigne un groupe ou une population caractérisée par certaines concentrations, relatives quant à la fréquence et à la distribution, de gènes ou de caractères physiques […] », « Déclaration de 1950 », Le racisme devant la science, Paris, Unesco-Gallimard p. 536, dans Pierre-André Taguieff, « Du racisme au mot « race » : comment les éliminer ? », dans Mots, n°33, décembre 1992, p. 227.
[2] « Les membres de la société dominante ne supposent pas qu’ils ont le droit d’accéder à ma personne intime en mettant en œuvre leurs fantasmes de viol et de violence, leurs réflexions désobligeantes sur mon apparence, sur mon comportement ou la façon dont je me présente », dans Adrian Piper, « La Xénophobie et l’indexation du présent 1 : essai » (1989), dans Adrian Piper, textes d’œuvres, Villeurbanne, Institut d’Art Contemporain, 2003, p. 99.
[3] Adrian Piper, ibid., p. 99.
[4] « Plusieurs années sont en effet nécessaires, et le développement d’un féminisme d’ampleur comparable à celui qui prévalait aux Etats Unis, pour que l’importance de ces créatrices soient enfin pleinement reconnue ; leurs œuvres ne
commencèrent à exercer une influence au Royaume-Uni que dans les années 1980 et 1990. », dans RoseLee Goldberg, Performances, L’art en action, Thames & Hudson, Paris, 1999, p. 24.
[5] Laura Cottingham, « Adrian Piper ‘une autre race, un autre sexe’ », Blocnotes : septembre-octobre 95 : des féminités, Vol. 10, 1995, p. 13.
[6] Adrian Piper, op. cit., p. 99.
[7] Projet de 1973 qui comprend des photographies, dessins, performances.
[8] Elvan Zabunyan, « Adrian Piper », Critique d’art, n°22 – Automne, 2003, p. 112.
[9] Linda Nochlin, « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes femmes artistes ? », Art News, 1971. Lucy R. Lippard, From the Center Feminist Essays on Women’s Art, New York, Dutton, 1976.
[10] «Le but n’est pas de faire des passants des protagonistes d’un spectacle ; elle veut engendrer un vrai processus catalytique qui implique la confrontation humaine. », dans Sophie Lapalu, « Dissimuler son identité, effacer le caractère artistique de l’action ; des outils de transformation sociale ? », Proteus, n° 15, 2019, p. 68.
[11] Projet qui réunit des séries d’actions réalisées dans la rue.
[12] https://www.cnrtl.fr/definition/catalyse
[13] Sophie Lapalu, op. cit., p. 65.
[14] Sophie Lapalu, ibid., p. 70.
[15] « Dans la société dans laquelle je veux vivre, je réussis à évoluer aisément dans le monde social et à saisir la liberté, la valeur et le sens de mon appartenance avec l’évidence avec laquelle les mâles hétérosexuels blancs de la classe moyenne le font. », Adrian Piper, op. cit., p. 99.
[16] « Comme eux [ndlr : les mâles hétérosexuels blancs], dans cette société idéale, je ne peux même pas très bien comprendre les problèmes car je n’en ai pas fait l’expérience personnellement ! […] (Quel type d’art ferais-je dans une telle société ? Je ne peux pas le dire […]) », Adrian Piper, ibid., p. 99.