Une pièce aux décors sobres, des comédiennes de talent, plusieurs histoires qui viennent marquer le spectateur, le questionner, bouleverser ses représentations du monde et ses valeurs… La pièce Contes et Légendes de Joël Pommerat ne laisse pas indifférent, elle nous transporte dans un monde futuriste mêlant humanité et machines.
Qui est Joël Pommerat ?
Né en 1963, Joël Pommerat est un auteur et metteur en scène français. Il est internationalement renommé, en effet, ses pièces sont traduites dans de nombreuses langues et jouées dans le monde entier. Pommerat se définit comme « écrivain de spectacle », cette écriture de plateau prend en compte l’ensemble des corps du théâtre (espace, son, lumière, corps, voix). Les éléments de la représentation fonctionnent ensemble dans une certaine harmonie. Cet artiste n’a pas de texte fini à proprement parlé car tout est sujet à réécriture : ajout, suppression, ajustement. Selon le jeu des comédiens, Pommerat adapte son texte. Le travail d’écriture est donc en mouvance. Joël Pommerat détient plusieurs prix qui viennent décorer des années de travail acharné. Parmi ses prix prestigieux, nous pouvons relever le Molière de l’auteur francophone vivant ou encore le Grand prix du théâtre de l’Académie française, ainsi que le Molière du jeune public et le Molière du metteur en scène d’un spectacle de théâtre public.
Pommerat est notamment connu pour avoir réécrit des contes populaires : Le Petit Chaperon rouge, Pinocchio en 2008 et Cendrillon en 2011. Ces réécritures sont en rupture avec les contes initiaux. Si ces dernières reprennent quelques éléments des oeuvres originales, elles sont ancrées dans notre époque contemporaine et pleines de réalisme, un réalisme saisissant. Ainsi, dans Cendrillon par exemple, on retrouvera non pas Cendrillon mais Sandra qui est contrainte de vivre avec sa belle-mère et ses filles après le décès de sa mère. Si de prime abord, l’histoire semble similaire, nous avons affaire à une jeune fille particulièrement fragile psychologiquement loin du stéréotype du modèle de perfection morale et physique.
Les oeuvres de Pommerat questionne le réel, le lien entre la fiction, la réalité, la vérité. Selon lui, la scène est un lieu d’expérience.
Les choses sont composées de ce qu’elles sont et de l’imaginaire qui les accompagne. Qu’est-ce qu’un être humain ? C’est du biologique et de la légende. C’est de la chair et de l’imaginaire. Il y a des choses plus vraies que d’autres, certes, mais la réalité est une chose qui se situe aussi dans la tête. C’est cela que j’essaie de rendre dans mon théâtre ».
Joël Pommerat, Troubles, 2009.
De quoi parle la pièce Contes et Légendes ?
À quoi pourrait ressembler le monde de demain ? Un monde où des robots androïdes font partie intégrante du quotidien de milliers de familles, un monde où les enfants et adolescents vivent en communion avec les machines, un monde où la question de l’identité est omniprésente, voilà l’univers que nous présente Contes et légendes.
L’on pourrait s’attendre à une atmosphère légère dans un univers merveilleux ou féérique lorsque nous lisons le titre de la pièce, mais il n’en est rien. L’horizon d’attente du spectateur se retrouve malmenée. Oubliez le « il était une fois » et « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Nous en sommes loin, très loin.
La pièce est composée de micro-fictions qui apparaissent des plusieurs saynètes. Les différentes histoires qui nous sont présentées évoquent divers liens : les liens familiaux, du père presque inexistant incapable de « faire bouillir de l’eau » à la mère qui préfère être remplacée par un robot après son décès pour qu’il puisse faire les tâches ménagères ; les liens sociaux, ceux que l’on crée tout au long de la vie et plus particulièrement les rapports entre les adolescent, du harcèlement de rue aux jeunes garçons se définissant comme virils ; et les liens entre humains et robots, y a-t-il une forme d’attachement possible pour ces machines dépourvues de sentiments et de conscience ?
Pour résumer la pièce, nous nous trouvons dans un monde qui ressemble fort au monde que nous connaissons, à la seule différence que des robots sachant faire des tâches ménagères et s’occuper des enfants sont commercialisés. Les enfants grandissent alors avec des parents plus ou moins absents, en compagnie de robots avec lesquels ils tissent des relations particulières, singulières. Les machines deviennent populaires au point de se retrouver dans presque chaque famille. Contes et Légendes est axée sur l’adolescence, elle peint ce passage entre l’enfant et l’adulte, en passant par sa violence et cette construction d’un être pensant. Il est aussi question du genre, de l’identité. Certains ados participent à un stage de masculinité, oui, un stage de masculinité car ces derniers pensent que l’homme doit être viril, fort, courageux et qu’être sensible et vulnérable n’est pas acceptable. La pièce aborde également les violences sexistes et la sexualité. Contes et Légendes est une pièce de théâtre qui raconte à la fois le présent et un avenir couplé à la violence de l’adolescence, cette phase de transition où de multiples questions émergent.
L’origine du titre
Au départ, la pièce s’intitulait Enfances. Pommerat avait cette envie de représenter l’enfance ainsi que tout ce qui gravite autour de cette âge où l’on découvre le monde, où l’on se découvre aussi tout en se construisant petit à petit.
Alors pourquoi ce titre ? Pourquoi Contes et Légendes ? Le nom de la pièce peut faire référence au nom d’une collection de livres de la littérature jeunesse « les contes et légendes de tous les pays » mais aussi à la structure du spectacle, à savoir des petits récits réalistes et concrets tels que les contes que l’on connait. Mais ce titre peut également faire penser aux représentations, stéréotypes, légendes qui existent dans le monde et avec lesquels, les êtres humains construisent leur identité. Le terme de « légendes » peut aussi rappeler le mythe de la créature artificielle.
On se demandera ainsi dans la pièce « qu’est-ce qu’un garçon ?, quelle représentation de l’homme domine aujourd’hui ? Peut-on s’attacher à un robot ? ».
« Il y a de l’ironie dans ce titre, bien sûr… Le conte est un mot-valise, qui va bien à ces formes brèves, à ces petites histoires indépendantes les unes des autres. La légende, elle, renvoie à la question de la part construite et imaginaire en chacun de nous, qui est vraiment au coeur du spectacle ».
Joël Pommerat, entretien avec Fabienne Darge, Le Monde, 8/01/2020.
Quand la société adopte des robots…
Les robots existent déjà aujourd’hui et ils font partie de notre quotidien. La technologie est omniprésente et ne cesse de se développer. Ici, Pommerat nous montre ce que serait le monde en communion avec des robots androïdes. Les robots androïdes ont une apparence qui se rapproche de celle des humains. Sur scène, les robots ont presque plus d’humanité que les adolescents. Nous sommes face à un contraste saisissant : des robots calmes, patients, tranquilles cohabitent avec des adolescents violents aussi bien verbalement que physiquement. Ces robots sont même capables de parler et de répondre à des questions grâce à une intelligence artificielle. La voix métallique et saccadée des machines est en rupture avec le langage cru, familier, vulgaire des humains.
Une pièce qui interroge nos représentations du monde et nos valeurs…
Le décor est sombre, neutre. Le noir domine et contraste avec les différents jeux de lumière mis en place si bien que le public voit une atmosphère à la fois claire et obscure. Les éléments du décor se résument à du mobilier (chaises, tables, canapés). Peu d’éléments sont sur scène ce qui permet au spectateur de se concentrer sur les paroles et la performance des comédiennes. Les personnages sont tous des adolescents, ces derniers sont par ailleurs interprétés par des femmes, élément que nous apprendrons à la fin de la pièce.
Un texte violent qui heurte le spectateur
Les insultes fusent, les mots sont violents, bien loin des contes de Perrault, le langage des adolescents n’est pas exagéré mais juste. Cette violence des mots n’est pas si caricaturale bien au contraire. Elle montre la réalité du langage des jeunes d’aujourd’hui. Ainsi les « me casse pas les couilles » et « putain » jalonnent la pièce. Mais ce langage si réaliste dérange, il heurte le spectateur à la fois parce qu’il se rend compte que les mots ne sont pas exagérés mais aussi parce que les mots utilisés résonnent et interrogent la société actuelle.
La pièce s’ouvre sur un dialogue entre trois personnages, deux garçons et une fille. Ces derniers harcèlent dans la rue l’adolescente. Un des garçons demande à son ami d’aller toucher la jeune fille pour s’assurer qu’il ne s’agit pas d’un robot. Les gestes et les mots de cette scène ne sont qu’un miroir de notre monde où le harcèlement est omniprésent. Le spectateur est alors impuissant face à ce qu’il se passe sur scène. « Quoi ? Non… Il ne va pas la toucher quand même ? ». Si des touches humoristiques amortissent le choc de la scène, elle n’en est pas moins violente. Il en va de même lorsque dans une saynète, le père de famille assure qu’il ne peut pas faire les tâches ménagères telles que le ménage ou la cuisine car il ne possède pas les compétences d’une femme… Le texte fait écho à notre quotidien, aux questions sociétales actuelles.
Les robots androïdes nous renvoient à nous-mêmes. Ils sont fabriqués par l’homme et ont la même apparence que leur créateur. Ils interrogent alors l’être humain : au fond, ne sommes-nous pas des robots par moment ? Ne faisons-nous pas nous aussi des tâches répétitives ? Ne sommes-nous pas cantonnés à faire des choses planifiées ? Ces robots qui ressemblent à des humains invitent à réfléchir à ce qui est artificiel et ce qui est naturel. Qu’est-ce qui est vrai ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ?
Ces robots, qui sont des constructions de nous-mêmes, nous renvoient à nous-mêmes, êtres humains, en tant que constructions (sociales, culturelles). Ils font apparaître que nous sommes nous-mêmes des êtres « construits », en opposition avec l’idée que nous serions « naturellement » ce que nous sommes. Il n’y a pas de frontière si évidente entre des êtres « naturels » et « vrais » et de l’autre des êtres « construits » et « faux ».
Joël Pommerat, notes en cours de création
Contes et Légendes ne laisse pas le spectateur indifférent, la pièce fait émerger des questions portant sur notre identité, notre place dans la société, sur le réel et l’artificiel.