Friedrich Nietzsche est très certainement l’un des philosophes les plus controversés de l’histoire. Souvent mal lu et utilisé à des fins politiques, le philologue et philosophe allemand est connu pour ses théories et concepts frappants, tels que la volonté de puissance, la mort de dieu, le nihilisme, le surhumain et l’éternel retour. Il est considéré comme anti-philosophe et présente à de nombreuses reprises des propos contradictoires. Nietzsche possède un style d’écriture particulier, parfois romancé et parfois poétique, il opte dans plusieurs de ses ouvrages pour le style aphoristique (à savoir une succession de courtes phrases ayant pour rôle de résumer et de simplifier, voire romancer, une idée très forte). Il s’inscrit dans le courant existentialiste, dont il serait l’un des précurseurs avec le philosophe danois Søren Kierkegaard.
Il est difficile de résumer la pensée d’un tel philosophe, c’est pourquoi cet article ne va que modestement aborder les plus grandes étapes de sa philosophie et de ses œuvres, afin de montrer l’influence qu’il a pu exercer dans la pensée de son époque jusqu’à aujourd’hui.
Commençons par quelques points bibliographiques. Nietzsche est né en 1844 à Röcken, en province de Saxe, et meurt en 1900 à Weimar. Il passe son enfance dans un environnement fortement marqué par la religion, son père étant un pasteur luthérien. Il se prédestine donc à la théologie : sa critique de la religion (qui est un sujet revenant souvent dans ses œuvres) est donc vécue de l’intérieur. Seulement âgé de 21ans, le jeune Nietzsche décide de changer d’orientation après une lecture fondatrice pour sa pensée à venir : La Vie de Jésus de David Strauss (historien et théologien allemand, 1808-1874). Le voilà arraché de la religion. Nietzsche s’initie alors à la philosophie, discipline qu’il utilisera comme réponse à la religion. Il s’intéressera plus précisément à la rigueur de la philologie, et se penche sur les textes antiques d’auteurs comme Démocrite ou encore Hésiode. Nietzsche est considéré comme un jeune-homme brillant, et obtient en 1869 un poste de professeur de l’Antiquité grecque. Il découvre par la suite Schopenhauer (philosophe allemand, 1788-1860, réputé pour son œuvre Le monde comme volonté et comme représentation parue en 1819). Il quittera son poste de professeur pour des raisons de santé, des migraines insupportables qui le suivront jusqu’à la fin.
On donne à Nietzsche deux morts : une mort intellectuelle en 1889 et une mort physique 1900. Les dix dernières années de sa vie physique, il ne put produire aucun texte : il a sombré dans une étrange folie, qui s’est manifestée petit à petit dans ses correspondances. Il tenait des propos délirants, disant qu’il était une réincarnation du Christ ou encore de Dionysos, mais pouvait encore jouer quelques notes de piano, jusqu’au jour où il s’enferma dans le silence, et plongea dans un état végétatif total. Il fut soigné dans un hôpital spécialisé jusqu’à sa mort.
Malheur à moi qui suis une nuance !
Ecce homo (rédigé en 1888, paru en 1908)
Nietzsche connaît de nombreuses métamorphoses dans sa pensée, il évolue au fil de ses lectures et en peaufinant son acuité philosophique. Il en vient à détester Socrate, dont il considère la pensée comme momie conceptuelle. Il se placera comme métaphysicien de l’art et comme historien de la philosophie pour proposer un renouveau de la civilisation allemande et une renaissance de la culture. Il s’agira ici de la première période dans sa pensée : en relisant les Anciens, il se rend compte que la philosophie n’a jamais atteint son but, qu’elle n’a jamais opéré à pleine puissance. Nietzsche se donne donc comme mission de retrouver un intérêt philosophique pour sauver la culture de son déclin imminent. Cette période contient deux œuvres clés : La Naissance de la tragédie (1872) et Les Considérations inactuelles (au nombre de quatre, 1873-1876). Sont exposées des thèses centrales, comme celle de la division de l’existence entre l’illusion de l’apollinien et sa réalité tragique qu’est le dionysiaque. Cette dialectique permet à Nietzsche de montrer en quoi la tragédie grecque peut être une solution pour un renouveau de la culture allemande.
Une seconde période est amorcée par l’influence française des Lumières. Nietzsche se concentre sur la passion de la connaissance, de la science, avec les trois livres Humain, trop humain (1878-1880), Aurore (1881) et Le Gai savoir (1882-1887). Il y développe une pensée morale, historique et psychologique : il est temps de réévaluer les sentiments humains, et ce en rompant avec la métaphysique. Cette rupture fait de lui un philosophe à part entière, il s’est affranchi de Schopenhauer, s’est délesté de son bagage intellectuel et religieux afin de devenir un esprit libre. Cet esprit s’extirpe de la crise de la civilisation pour aller vers un ailleurs meilleur. Nous trouvons dans Aurore une ébauche de ce qui deviendra plus tard le concept de volonté de puissance, et ce ici sous la forme de sentiment de puissance. En effet, c’est un sentiment qui naît de la peur et de la crainte, il en est une réponse et remplace la notion de plaisir. Ce sentiment est engendré par la crise culturelle en Allemagne, qui était à l’époque un sentiment d’impuissance. C’est par le sentiment de puissance que l’humain peut produire des jugements moraux, ce qui sera bien utile pour la création de nouvelles valeurs dans l’évolution de sa pensée. De plus, est élaboré dans le Gai savoir le concept d’éternel retour, qui sera à son apogée conceptuelle dans le très connu Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885). Pour résumer cette notion qui est vécue selon Nietzsche comme une illumination, nous pourrions dire qu’il s’agit d’adopter un mode de vie tel que nous souhaiterions tout revivre éternellement. Une fois que nous avons conscience de cet éternel retour, nous pourrons embrasser la notion de volonté de puissance, et devenir ce que Nietzsche nommera dans sa troisième période : le surhumain.
Nous voilà donc à l’ultime période de sa pensée, celle qui commence avec Ainsi parlait Zarathoustra. C’est ici qu’apparaît plus distinctement la volonté de puissance, que nous pourrions décrire comme essence même de la vie. En effet, cette volonté est un combat avec des forces contradictoires extérieures, des résistances, qu’elle absorbe pour engendrer l’affirmation de la vie. C’est ainsi que le surhumain peut advenir à l’être : il n’est pas un gouvernant pour les autres hommes (comme cela a malheureusement souvent été interprété), mais c’est un stade ultime que l’homme ayant pris conscience de l’éternel retour et ayant développé sa volonté de puissance peut atteindre. Il n’est pas question d’une réalisation de l’essence humaine, mais d’une pleine affirmation de la vie humaine. Le surhumain apparaît ici comme pouvant surmonter le nihilisme, et comme pouvant donner un sens à la vie. En effet, le nihilisme consiste selon Nietzsche en la critique et la possible suppression de tout le système de valeurs morales. C’est par le nihilisme que la mort de dieu se réalise, car il incarnait une sorte de valeur supérieure. Le surhumain aura dépassé l’effondrement de ces anciennes valeurs, qui portaient le poids de tous les hommes, et il parviendra à la création d’un tout nouveau système. La mort de dieu et le nihilisme sont en fait des conséquences du déploiement du savoir déployé lors de la seconde période de la pensée nietzschéenne, conséquences qui pourront être dépassées par le surhumain, incarnant l’éternel retour ainsi que la volonté de puissance. La vie est la nouvelle valeur ultime, elle remplace dieu, il ne faudra donc pas la nier.
Nous avons ainsi rapidement illustré la plasticité intellectuelle et philosophique de ce grand philosophe allemand.
La vie sans musique est tout simplement une erreur, un calvaire, un exil.
Lettre à Peter Gast, qui deviendra ensuite une maxime dans Le Crépuscule des idoles (1888)
Il est difficile de comprendre Nietzsche et sa philosophie sans s’intéresser à son rapport avec la musique, et aussi à sa relation avec le compositeur Richard Wagner (1813-1883). En effet, l’étude de ce lien qu’il entretient avec la musique permet une meilleure compréhension psychologique de l’individu qu’est Nietzsche, mais également une compréhension plus approfondie de sa pensée et de ses œuvres.
Nietzsche était pianiste et compositeur amateur et il écrivit quelques œuvres. Malheureusement, ce n’était pas un génie de la musique, et a souvent été considéré comme une copie des grands compositeurs de son époque, dont Wagner fait partie. Ce dernier va devenir l’obsession du philosophe, et il a entretenu avec lui une relation passionnelle et dévastatrice, relation qui aura de lourdes conséquences sur l’évolution de sa pensée. En effet, sa première période philosophique est entièrement dédiée à Wagner, avec qui il devint très proche. Ils étaient tous deux en symbiose, que ce soit au niveau intellectuel ou esthétique. Nietzsche a 24 ans quand il rencontre Wagner, qui a quant à lui 55 ans. Ce dernier a trois enfants avec sa compagne Cosima. Ils vivent tous ensemble une idylle, lisant du Schopenhauer et partageant mutuellement leurs créations. Dans Ecce homo, Nietzsche décrit ces années avec Wagner et sa famille comme la plus belle période de toute sa vie. Il faut l’imaginer ici décorer le sapin de Noël, ou encore cacher des œufs dans le jardin pour Pâques. Nietzsche aimait Wagner sincèrement : il voyait en lui un maître à penser, mais aussi une figure paternelle affectueuse.
Admiration qui se retourne en rupture sans retour possible : il est déçu et presque vengeur. Autour de 1875, Wagner déménage à Bayreuth avec sa famille pour y réaliser un théâtre et un opéra. Nietzsche y voit un abandon, physique et émotionnel. Wagner est désormais pris par son succès, et ne voit plus son ami. Notre philosophe allemand voit cette réussite comme aliénation sociale, ce qui coupe définitivement leur lien. Il entre alors dans la seconde période de sa pensée, et rompt avec quelque idée wagnérienne ou schopenhauerienne. Il rédige alors Humain, trop humain : c’est la première étape de la séparation, mais ne coupe pas encore réellement le cordon. Nietzsche espère quelque peu un rapprochement, mais Wagner meurt en 1883. C’est dans cette relation que Nietzsche apparaît comme le plus humain. Mais après le décès de son ami-ennemi, il rompt conceptuellement avec ses idées passées. C’est une réelle explication psychologique à sa grande et première métamorphose philosophique.
Son œuvre est si diverse et complexe, de par son impressionnante évolution de pensée, mais aussi de par son caractère contradictoire, qu’on peut se demander : par où commencer pour bien le lire ? Si vous vous intéressez aux différentes étapes de sa pensée, il n’y a pas meilleure solution que de lire ses œuvres dans l’ordre chronologique de rédaction (et non de parution !). Néanmoins, si vous souhaitez débuter par ses idées les plus connues et les plus discutées, je vous conseille Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885) et Le Gai savoir (1882, 1887) : le premier est très romancé et imagé (considéré comme un poème philosophique), le second est écrit sous forme de succession d’aphorismes, ce qui dans les deux cas permet une lecture assez agréable et rythmée.